La documentariste Hélène Lam Trong est revenue dans l’ancienne capitale de l’État islamique, en Syrie. Une partie de l’aide internationale est détournée et la population manque de tout. “Raqqa, l’ombre de Daesh” est diffusé ce dimanche soir sur France 3.
Par Emmanuelle Skyvington
Publié le 24 novembre 2024 à 20h00
P.notre Raqqa, l’ombre de DaeshLa journaliste Hélène Lam Trong a choisi de retourner dans cette ville syrienne qui fut pendant trois ans la capitale du califat de l’État islamique. Dans ce récit remarquable, elle montre à quel point le destin de cette ville est intimement lié au nôtre : si l’offensive de la coalition internationale a permis de libérer Raqqa, tout n’est pas résolu pour les civils abandonnés à leur sort, dans une ville bombardée par les raids aériens. , rasé à 80%… Rencontre avec la réalisatrice, lauréate du prix Albert-Londres 2023 pour son documentaire Daesh, les enfants fantômes.
Découvrez la note et l’avis
« Raqqa, l’ombre de Daesh » : derrière les belles images, une guerre qui n’en finit plus
Retour à Raqqa, ville martyre
« Je suis allé à Raqqa en 2022 pour y tourner mon précédent film. Au cours de cette enquête sur les djihadistes étrangers et leurs enfants, je me suis rendu compte que l’histoire de cette ville permettait de comprendre comment des événements, apparemment indépendants les uns des autres, étaient intimement liés: le soulèvement du Printemps arabe versus la dictature de Bachar al-Assad, la révolution syrienne, l’émergence de Daesh en 2014, les attentats ici, la chute de l’État islamique…
Le terrorisme en Europe n’est pas un phénomène « spontané ». Daesh a choisi de s’implanter dans cette petite ville de Syrie, isolée, plantée dans le désert – cela continue de me fasciner même si j’y travaille depuis des années. Des dizaines de milliers de personnes du monde entier, dont des milliers de Français, ont décidé de s’y rendre. En revenant à Raqqa cette année, j’ai voulu comprendre comment ses habitants ont pu vivre et intellectualiser l’arrivée d’individus venus de Grande-Bretagne, de Finlande ou d’Ouzbékistan pour établir parmi eux un État islamique. Je voulais rappeler que les Raqqawis, qui nous ressemblent bien plus qu’on ne le pense, ont été confrontés à la même barbarie que nous avons connue lors des attentats en France, face à ces combattants jihadistes réunis autour d’un projet terroriste. »
Une double propagande : terroriser l’Occident, faire vibrer Raqqa
« De notre point de vue occidental, les vidéos de propagande de Daesh et les personnes décapitées sont toutes terrifiantes. Ceux destinés à l’Europe étaient destinés à nous terroriser. Mais il y en a d’autres, ciblant les Syriens, voués à les émouvoir, à les rassurer… Après la « révolution syrienne » de 2013, et deux années d’insécurité totale, Daesh a voulu offrir un peu de « sécurité » aux Raqqawis : dans ses clips de propagande, le l’organisation a montré que ses membres pouvaient rétablir l’électricité et améliorer le réseau d’eau potable. Ils ont même organisé des sortes d’événements dans la rue, avec des feux d’artifice et des jeux, comme des « chaises musicales ». Face à une population qui a besoin de s’accrocher à une forme d’idéal, face au vide, les djihadistes ont réussi à conquérir cette ville qui souffrait déjà d’immenses souffrances. »
Découvrez la note et l’avis
« Lost Souls », un documentaire époustouflant sur les crimes du régime syrien
Plutôt rares devant les caméras, les chefs de tribus témoignent
« L’un de ceux qui parlent dans le film est clairement un sympathisant de Daesh : il ne s’en cache pas. Les autres ne le sont pas. Ces chefs de tribus très puissants sont responsables de la sécurité de leur clan, qui peut compter jusqu’à plusieurs centaines de milliers de personnes. Alors quand on est chef de tribu, on y réfléchit à deux fois avant de s’opposer à Daesh : certains, comme les Chaitat dans la province de Deir ez-Zor, ont osé se rebeller en juin 2014. Leurs chefs ont été décapités presque aussitôt, et sept cents membres du clan ont été massacrés en deux semaines – des images de ce crime de masse ont ensuite été diffusées en ligne. La terreur que les djihadistes inspirent à leurs opposants potentiels est telle qu’il n’y a eu que très peu de résistance. Mais cela ne veut pas dire que tout le monde est d’accord avec son idéologie. »
En 2024, la guerre n’est pas finie.
La survie des « cellules endormies »
« En 2024, la guerre n’est pas finie. Ce qui est triste à Raqqa, c’est que la vie y est aujourd’hui pire que sous le régime de Bachar al-Assad et sous Daesh, alors qu’elle devrait être tout le contraire. Située dans un territoire contrôlé par les forces kurdes qui ont vaincu l’État islamique, Raqqa dépend cependant du régime syrien, qui confisque l’aide internationale des ONG. Depuis leur libération des islamistes, les habitants de Raqqa mènent un quotidien extrêmement dur. L’économie est sur le terrain. Les gens n’ont pas assez à manger. Il n’y a pas d’eau courante partout, l’électricité ne fonctionne que quelques heures par jour. Un grand nombre d’écoles sont fermées, alors qu’avant l’arrivée de l’État islamique, l’éducation n’était pas une matière : tous les enfants étaient scolarisés. Comme le dit Faris, l’un des protagonistes, militant associatif, l’enjeu actuel et le principal engagement moral est d’aider les enfants qui n’ont connu que la guerre. Raqqa est confrontée à un autre problème : la présence de sympathisants de Daesh infiltrés dans la ville. Ces cellules dormantes qui ont réussi à rester dans l’ombre mènent des attaques et des bombardements. Après la libération, il n’y a eu aucune réelle intention de reconstruction de la part de la communauté internationale. Aujourd’hui, non seulement le terrorisme n’est pas éradiqué, mais la menace d’un retour de Daesh devient de plus en plus présente. »
Dimanche 24 novembre à 21h05 sur France 5
Des conditions de tournage compliquées
Tourner à Raqqa en 2024 reste compliqué, et coûteux – avec une équipe technique syrienne d’une dizaine de personnes, plusieurs traducteurs, sans oublier les fixeurs. Le réalisateur a passé près d’un mois sur place, en avril dernier, pour réaliser ce documentaire produit par Tohubohu, que France Télévisions diffuse en prime time en Le monde devant. Il nuance cependant la prise de risque : “D’un point de vue sécurité, ce n’est clairement pas le pire endroit au monde où aller tourner aujourd’hui”, estime Hélène Lam Trong. Elle salue l’hospitalité des habitants : « Même si la guerre reste très proche géographiquement, nous avons été extrêmement bien accueillis par les Raqqawis. Depuis la fin de la guerre contre Daesh, plus grand monde ne vient les voir. Le désintérêt à leur égard a été quasi immédiat après la chute du califat en 2017. Un désintérêt à la mesure du niveau de secours international face aux menaces d’attentats terroristes. Nous n’y avons rencontré aucun collègue. » Les journalistes et médias étrangers semblent avoir déserté cette zone.