Dans « Houris », lauréat du prix Goncourt 2024, l’écrivain Kamel Daoud revient sur la « décennie noire » qui a déchiré l’Algérie dans les années 1990. Invité de la RTS, il raconte le processus de « retour à la vie » qui a accompagné, pendant vingt ans, la naissance de ce roman.
Jeune journaliste du journal conservateur francophone Le Quotidien d’Oran au début de la guerre civile algérienne (1992-2002), Kamel Daoud couvrait les massacres et comptait les morts. « À cette époque, presque tous les journalistes faisaient ce qu’on appelle du reportage sécuritaire. C’était la vie de tous les jours, il y avait des massacres tous les jours et partout dans le pays. C’était quelque chose qui concernait tout le monde”, raconte-t-il dimanche dans le journal de 19h30.
Plus de vingt ans après la fin de ce conflit, qui a fait entre 60 000 et 200 000 morts, selon différentes estimations, c’est à travers la littérature que le Franco-Algérien de 54 ans donne la parole, dans « Houris », aux souffrances liées à cette période sombre, celle des femmes en particulier.
>> Lire aussi : Kamel Daoud reçoit le prix Goncourt avec « Houris » et Gaël Faye le Renaudot avec « Jacaranda »
Écrire contre les interdits
« Il faut de la distance, du temps aussi pour faire le deuil d’une période et pouvoir raconter une histoire, pouvoir la raconter. Je rencontre beaucoup d’Algériens en France et en Europe qui sont très émus lorsqu’ils achètent le livre, car il raconte aussi leur histoire », explique-t-il.
L’interdiction crée du désir (…) Mais au-delà de ça, je pense que les Algériens ont besoin d’entendre raconter cette histoire.
« Houris » ne pouvait pas être exporté en Algérie et encore moins traduit en arabe, car la loi algérienne interdit toute mention des événements sanglants de cette période. « L’écriture n’obéit pas aux interdits », souligne pourtant Kamel Daoud. « Il y a des Algériens qui ont écrit sur cette période et je viens d’écrire dessus, donc c’est quelque chose qui existe. Je pense que nous ne pouvons pas arrêter le processus de sensibilisation, malgré l’interdiction légale. Le travail sera fait.
Et pour cause : le livre circule déjà beaucoup en Algérie. « L’interdiction crée du désir, de l’envie et attire beaucoup de monde, c’est une vieille histoire d’humanité. Mais au-delà de ça, je pense que les Algériens ont besoin d’entendre raconter cette histoire.»
Partout dans le monde, il y a des générations qui ne parlent pas d’une guerre à la suivante.
Pour autant, « ce n’est pas un roman de guerre ou de désespoir, c’est un roman de retour à la vie », poursuit l’auteur. « C’est un roman qui répond à la question : y a-t-il une vie après les morts ? Oui, la vie est possible. C’est donc un roman d’espoir.
Une réalité brute impossible à raconter
Pour construire ce récit très dur, Kamel Daoud confie avoir allégé une grande majorité des scènes d’horreur afin de préserver un certain « seuil de tolérance » auprès de son lectorat. «Je pense que le réel, le brutal, le brut, c’est impossible à raconter», justifie-t-il.
On pardonne aux hommes d’avoir tué mais on ne pardonne jamais aux femmes d’avoir été déshonorées
« Ce que je raconte dans ce roman, ce sont des histoires vraies. J’ai fusionné des personnages qui ont réellement existé. Mais l’histoire de la guerre est toujours difficile, ce n’est pas quelque chose de facile à raconter. Partout dans le monde, il y a des générations qui ne disent rien de la guerre à la génération suivante.
L’auteur, déjà récompensé d’un Goncourt du premier roman en 2015 pour « Meursault, contre-enquête », a choisi de raconter la tragédie à travers une voix féminine. « Parce que ce sont les femmes qui paient les guerres. Nous le savons tous», explique-t-il. “Nous pardonnons aux hommes d’avoir tué et nous ne pardonnons jamais aux femmes d’avoir été déshonorées, d’avoir été violées, d’être tombées enceintes hors mariage.”
« On l’a vu, même dans les grandes épopées décoloniales, quand on a eu l’indépendance, on demandait aux femmes de revenir aux cuisines. Quoi qu’on dise, les femmes paient le prix de nos libertés », insiste-t-il. « Et dans les sociétés où les femmes ne sont pas libres, nous n’avons plus de liberté pour les autres. »
Commentaires recueillis par Fanny Zuercher
Texte Web : Pierrik Jordan