Cédric Jimenez, Alice Winocour et Kilian Riedhof l’ont fait… Trois réalisateurs ont sorti des films inspirés des attentats du 13 novembre 2015. Décryptant cinq de leurs méthodes pour dépeindre l’irreprésentable.
Par Michel Bezbakh
Publié le 3 novembre 2024 à 17h47
Mis à jour le 3 novembre 2024 à 17h51
Ssept ans après la nuit de l’horreur du 13 novembre 2015, et deux mois après la fin du procès des survivants, trois films plus ou moins directement inspirés des attentats terroristes du Bataclan, du Stade de France et du Parisien terrasses, sont sortis en salles. Avec toujours le même défi : en parler sans les montrer. C’est ainsi que cela fonctionne, mais aussi le précurseur Amandine (2018) ou encore Viens je t’emmène (2022), exercent l’art de l’esquive.
En déplaçant le sujet
Est-ce parce qu’il n’y a rien à prouver sur la barbarie de ces attentats ? Tous les films prennent les attentats comme point de départ pour explorer autre chose. Amandine, de Mikhaël Hers, a 2018, et Tu n’auras pas ma hainede Kilian Riedhof, observez la reconstruction des proches des victimes. Revoir Parisd’Alice Winocour, se concentre sur la survivante d’une fusillade qui a perdu la mémoire et cherche à se souvenir de l’événement. Novembrede Cédric Jimenez, reconstitue la traque des terroristes du 13-Novembre, et souligne le travail épuisant des enquêteurs. Viens je t’emmèned’Alain Guiraudie, sonde la paranoïa qui s’empare d’une ville au moment des événements. A noter également que la première saison deEn thérapie (2020) traite des conséquences psychologiques du 13 novembre sur un petit microcosme parisien.
En remplaçant le bruit des balles par des sonneries téléphoniques
Lorsqu’on lui demande s’il envisageait de montrer les attentats, Cédric Jimenez est catégorique : ” Jamais. Je l’aurais trouvé obscène, vraiment obscène… Si j’avais lu le moindre effet en ce sens [dans le scénario], Je n’aurais jamais fait le film. » (1). Novembre Elle commence pourtant le soir du 13 novembre, dans les rues de Paris. Un joggeur court le long des quais de Seine, les bars sont reliés à la France/Allemagne, un policier antiterroriste suit le match sur son ordinateur. Nous n’entendrons pas les balles mais la sonnerie du téléphone. Un, puis deux, puis des dizaines : un policier (Jérémie Renier) tente de répondre aux appels mais cela devient vite impossible, il est déjà sous l’eau et mettra cinq jours à en ressortir.
C’est aussi le téléphone qui est un déclencheur dans Tu n’auras pas ma haine, l’histoire vraie d’Antoine Leiris (joué par Pierre Deladonchamps), dont l’épouse est décédée au Bataclan. On le voit garder son fils, lui lire une histoire, sortir acheter des cigarettes, essayer de lire un livre au lit en attendant son partenaire, et commencer à s’inquiéter lorsque des amis lui envoient des SMS pour voir s’il est en sécurité. Alors il allume la télévision, regarde les informations et passe encore des appels téléphoniques.
En inventant une attaque fictive
Tous les cinéastes français s’accordent sur l’impossibilité de reconstituer ces horreurs. ” En plus [présent au Bataclan la nuit du drame, ndlr] m’a fait comprendre qu’il y avait quelque chose de l’ordre de l’irreprésentable », confie Alice Winocour. Revoir Paris s’articule donc autour d’une attaque fictive, dans une brasserie parisienne.
Mikhaël Hers a inventé une fusillade dans le bois de Vincennes pour Amandine. Forcément, ce sont les deux films qui montrent le plus de choses. Dans Amande, le frère d’une victime (Vincent Lacoste) arrive juste après le drame, et la caméra se dirige vers certains corps ensanglantés.
Revoir Paris nous place au cœur du carnage. Nous nous allongeons par terre, sous une table, et nous prions pour que l’agresseur nous prenne pour morts. C’est audacieux, violent, mais la suite du film ne cessera de revisiter ces images mémorielles, laissant penser qu’il s’agit d’une reconstitution post-traumatique de l’héroïne, incarnée par Virginie Efira. Au final, peut-être que nous n’y avons rien vu non plus.
Enfin, Alain Guiraudie a également imaginé un attentat fictif, à Clermont-Ferrand, en Viens je t’emmène, mais son cas est différent : il a choisi le registre comique, et on ne verra rien d’autre que les informations contradictoires des chaînes de télévision.
En changeant de point de vue
On pense à l’anathème lancé par Claude Lanzmann sur la représentation des camps de la mort : le cinéma ne peut aborder de telles monstruosités qu’en faisant un pas de côté. Cette pudeur est-elle franco-française ? La tuerie perpétrée par le Norvégien Anders Breivik le 22 juillet 2011 a été minutieusement reconstituée par l’Américain Paul Greengrass sept ans plus tard dans 22 juillet, Film Netflix. Le même Greengrass, issu du journalisme, avait reconstitué en 2006 l’un des détournements d’avion du 11 septembre 2001 en Vol 93. Toujours en 2006, Oliver Stone est sorti Centre du commerce mondial. Cette fiction sur l’intervention des forces de l’ordre le jour du drame montrait les tours en flammes, allant même jusqu’à filmer le suicide d’un homme qui se jetait dans le vide. Pour l’heure, il faut dire que ces images, les vraies, ont fait le tour du monde. Des fusillades du 13 novembre, il ne reste qu’une courte vidéo du Bataclan, lorsque les premiers plans remplacent les notes de musique.
Cette vidéo, consultable sur Internet, est visionnée par le personnage d’Antoine Leiris dans Tu n’auras pas ma haine. Le réalisateur allemand Kilian Riedhof choisit de nous le montrer, jusqu’à ce qu’Antoine ferme violemment son ordinateur lorsqu’il entend le bruit des balles. Son film est clairement celui qui se rapproche le plus du massacre, même s’il tente prudemment de prendre un peu de distance : « Notre film montre le point de vue d’un homme dont la femme a été assassinée. » Sauf que ce n’est pas tout à fait ça. Il ne s’agit pas de n’importe quel homme ou enfant, comme dans Amandine. C’est Antoine Leiris et son fils qui sont représentés. Pourtant, il devient évident, dès la première image, que le cinéma ne peut pas être à la hauteur de cette histoire. Un film ne peut pas atteindre l’intensité du chagrin de cet homme (qui a simplement rencontré les auteurs et donné son accord sans participer au projet).
En trouvant un débouché
Entre fiction et réalité, Novembre se tient sur une corde très tendue et essaie de garder son équilibre en s’injectant de petites doses des deux. Il y a certes Blaise Matuidi tourné lors du France/Allemagne, le discours de François Hollande, le journal télévisé, les photos des terroristes, mais l’enquête a été simplifiée, et les agents de la police antiterroriste sont des personnages de fiction. “Il ne fallait évidemment pas révéler ce qui pouvait nuire à ce service et à l’enquête judiciaire”, Jimenez justifie.
Enfin, la scène la plus calquée sur la réalité est peut-être l’assaut de l’appartement de Saint-Denis où se cache Abaaoud. Tout le film converge vers ce point culminant qui « remplace » en quelque sorte les attentats. Une scène longue et très impressionnante, filmée aussi bien du point de vue des agents du Raid que de celui des enquêteurs restés à l’extérieur du bâtiment (jamais les terroristes), et dont la raison d’être n’est pas remise en cause. Pas sûr que Jimenez se soit posé la question : cette violence, selon lui, est évidemment représentable.
Article publié le 11 novembre 2022