En avril 1871, le Moniteur d’Algérie annonce que « quelques bandes de Kabyles, animées d’intentions hostiles, se sont manifestées entre Sebaou et le Col des Beni-Aïcha, notamment dans la plaine des Issers. La proximité de ces bandes de dévastateurs a suscité l’inquiétude des colons de Boudouaou. Un grand nombre de ces colons, craignant que leur sécurité personnelle ne soit compromise, se sont réfugiés dans les centres voisins, certains se sont même rendus à Alger, où leurs récits ont contribué à sonner l’alarme. « Expropriation, dépossession, déportation et insurrection : la Kabylie en colère, la résistance en Algérie coloniale.
De l’expropriation des terres à la révolte « El Mokrani »
Dès le début de l’Algérie coloniale, dans les années 1830, les expropriations bouleversent les équilibres économiques et sociaux traditionnels et appauvrissent les populations rurales. La famine survenue à la fin des années 1860 a aggravé cette situation. « On assiste à la construction d’une sorte de millefeuille législatif qui permet de légaliser, parfois a posteriori, les formes de cession foncière. Tout au long du XIXème siècle, nous [assiste à] l’adoption de mesures qui vont des ordonnances royales aux sénatus-consultes impériaux, en passant par les lois républicaines, en passant par les décrets et décrets qui s’accumulent peu à peu”, précise l’historien Antonin Plarier. « Ce sont autant d’outils qui permettent de favoriser ce transfert foncier extrêmement massif. De 1830 à 1917, 11,5 millions d’hectares ont changé de mains, des propriétaires algériens aux propriétaires européens. Pour donner une idée de comparaison, c’est mille fois la ville de Paris ou trois fois la Belgique.»
C’est dans ce contexte qu’éclate en 1871 l’insurrection dite « El Mokrani ». Le 16 mars 1871, Cheikh Mohammed El Mokrani lance l’offensive sur la ville kabyle de Bordj Bou Arreridj avec le soutien de paysans appauvris et de propriétaires fonciers déclassés. . Le 8 avril 1871, Cheikh El Haddad, chef de l’importante confrérie soufie de Rahmaniyya, appelle à la guerre sainte. L’alliance de ces dirigeants, l’un militaire, l’autre religieux, permet à l’insurrection de trouver des relais en Algérie et jusqu’aux portes du Sahara. Près des deux tiers de la population se sont soulevés.
“[Auparavant]les révoltes sont sporadiques, mais [la révolte de] 1871 est une forme de début de prise de conscience nationale. Ce n’est pas Abdelkader qui [dirige] une armée est composée d’hommes, de femmes, d’enfants, de vieillards. C’est toute la population. La prise de conscience populaire qui va y naître [est] totalement inédit dans l’histoire de l’Algérie », explique l’anthropologue Tassadit Yacine.
Déportation et dépossession : répression violente
Si cette insurrection se distingue par son ampleur, sa répression se distingue par sa brutalité et ses conséquences à long terme : les chefs de guerre et des centaines d’accusés sont déportés au bagne de Nouvelle-Calédonie. Le paiement forcé du lourd tribut de guerre et la saisie massive des terres ont achevé la ruine des sociétés algériennes. Les terres arables sont désormais aux mains des colons.
Ces mesures punitives accélèrent le passage à un régime civil – par opposition à un régime militaire – qui est impulsé par les élites européennes et les intermédiaires coloniaux nouvellement désignés. Les structures de gouvernance traditionnelles sont en train d’être démantelées. L’humiliation née de cette répression alimente la mémoire collective. De nombreux poèmes témoignent de l’étonnement d’une société bouleversée dans ses structures économiques et sociales. Ils alimenteront le mouvement national algérien du XXe siècle.
« On retrouve cette révolte et les deux héros, El Mokrani et Cheikh El Haddad, dans la mémoire nationaliste. Dans la majorité des écrits du Parti populaire algérien (PPA) et du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), on retrouve à tout moment [leur] nom. Ils sont une sorte de carburant pour se mobiliser et dire que nous n’avons jamais cessé de nous opposer, de résister à la colonisation. C’est extrêmement important dans le discours nationaliste », souligne l’historien Ali Guenoun, spécialiste de l’histoire des mouvements nationalistes algériens.
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Refuser l’expropriation des ressources : illégalités rurales et banditisme
Les acteurs de la colonisation défendent la soi-disant « protection » des espaces naturels et accusent les populations locales d’être responsables, par leurs pratiques d’élevage, du déclin des espaces forestiers. Mais la colonisation s’appuie en même temps sur une logique extractiviste. A travers ce discours paradoxal, il s’agit de s’approprier des espaces, pourtant essentiels aux économies traditionnelles de subsistance. Des gardes forestiers sont envoyés pour faire respecter un code forestier restrictif et des maisons forestières sont construites.
Par des actes isolés ou par l’action de bandes organisées, les sociétés rurales commettent des illégalités pour contester cette présence coloniale. Certains massifs sont incendiés, des armes sont volées, des soldats bûcherons assassinés… Les bandits qui s’associent apparaissent dans ce contexte comme des contre-pouvoirs locaux. En bénéficiant de la protection des populations locales, ils instaurent une forme de rivalité avec les autorités coloniales.
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Pour en savoir plus
Ali Guénoun est docteur en histoire de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, spécialiste de l’Algérie contemporaine.
Publications :
- La question kabyle dans le nationalisme algérien. 1949-1962Éditions du Croquant, 2021
- Chronologie du mouvement berbère. Un combat et des hommesÉditions Casbah, 1999
Antonin Plarier est maître de conférences en histoire contemporaine à l’Université Jean Moulin Lyon 3 et chercheur associé au LARRHRA. Ses recherches portent sur l’histoire environnementale des sociétés coloniales. Sa thèse de doctorat porte sur l’histoire du banditisme rural en Algérie : « Le banditisme rural en Algérie à l’époque coloniale (1871 – années 1920) », sous la direction de Sylvie Thénault, Paris 1 – Panthéon Sorbonne, soutenue en 2019.
Tassadit Yacine est anthropologue, directeur d’études à l’EHESS et membre du Laboratoire d’Anthropologie Sociale (LAS). Elle est spécialiste du monde berbère.
Publications :
- Pierre Bourdieu en Algérie (1956-1961). TémoignagesÉditions du Croquant, 2022
- (réal.) Kabylie 1871. L’insurrection. Actes du colloque international de Béjaïa (6 et 7 mai 2014)Koukou Éditions, 2019
- Le retour de Jugurtha. Amrouche dans la lutte : du racisme de la colonisation, Passerelles Éditions, 2011
Références sonores
Archives et extraits de films :
- Fiction « 1854, Lalla Fatma N’Soumer, la rebelle de Kabylie » de Sarah Mordy, diffusée en Fini l’histoireFrance Inter, 2020
- Journaliste et écrivain Jean Perrigault, « L’Algérie en 1848 », RTF, 1949
- Témoignage anonyme d’un descendant d’une famille juive d’Algérie concernant le décret Crémieux, La Fabrique de l’Histoire2000
- La bataille d’Icherridene : juin 1870réalisé par François Villiers, 1980
- « Sur les routes de Kabylie », Actualités françaises1947
Conférence :
- Poème « Le Châtiment » de Smaîl Azikiw, publié en français en 1899, lu par Sam Baquiast
Musique :
- Crédits : « Genre » de Makoto San, 2020