l’incroyable histoire oubliée de Louis Joseph César Ducornet

« Ducornet né sans bras » : c’est ainsi que Louis Joseph César Ducornet signa ses œuvres tout au long de sa vie. Une manière pour l’artiste d’exprimer sa fierté d’avoir transcendé de façon spectaculaire son handicap physique graveau point qu’on disait de lui qu’il peignait « Mieux vaut avec leurs pieds que beaucoup avec leurs mains » !

Mais la nature ne lui avait pas rendu la tâche facile : souffrant d’un anomalie congénitale appelée phocomélie (pathologie entraînant une atrophie des membres lors de la grossesse de la mère), l’homme est né sans bras, avec des jambes atrophiées manque de fémurset de très petits pieds, chacun avec seulement quatre orteils.

Une enfance pauvre dans le nord de la France

Né dans un famille pauvre de Lille, Louis Joseph César Ducornet ne peut se déplacer sans être porté. Mais un jour, il saisit un morceau de charbon avec la pointe de son pied droit et s’en servit pour dessiner. L’enfant a découvert sa passion : le dessin ! Dans les marges de ses cahiers d’écolier, il griffonne des figures et autres motifs qui attirent l’attention de son professeur…

Louis Joseph César Ducornet, Etude des bras et mains croiséssans date

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dessin au crayon • 33,5 × 43 cm • Coll. Palais des Beaux-Arts, Lille • © GrandPalais Rmn / Hervé Lewandowski

Lorsqu’il s’agit de faire de plus grands gestes, Ducornet saisit vaillamment son pinceau ou son crayon avec ses dents !

Ce dernier parle de lui au peintre lillois Louis-Joseph Watteau (1731-1798)neveu du célèbre peintre des fêtes galantes Antoine Watteau, professeur à l’école de dessin de Lille et membre de l’Académie des Beaux-Arts de la ville. Impressionné par ce que ce type parvient à faire garçon de douze ans malgré son handicap, le peintre le prend pour étudiant dans son atelier en 1819.

Une technique époustouflante qui force l’admiration de ses contemporains

Louis Joseph César Ducornet, Autoportraitsans date

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Huile sur toile • 82 × 65 cm • Coll. Palais des Beaux-Arts, Lille • © GrandPalais Rmn / Jacques Quecq d’Henripret

Peinturer portraits, scènes mythologiques et compositions religieusesparfois très grand, et toujours minutieusement détaillé, Ducornet développe une technique étonnante qui force l’admiration de ses contemporains. Ses autoportraits en témoignent : assis en équilibre sur un tabouret, l’artiste passe le gros orteil de son pied gauche dans le trou de la palette (cette dernière s’appuyant sur son talon), et peint avec le pied droit, en tenant le pinceau entre le « pouce » et le deuxième orteil.

Avec dévouement, son père l’aide dans toutes les tâches quotidiennes qu’il ne peut accomplir lui-même : il l’habille, le porte sur ses épaules, le pose sur son tabouret… Mais quand il s’agit de peindre, Ducornet le fait entièrement seul. «Il le fait avec un agilité incroyable passer d’un pied à l’autre porte-crayon, moignon, canif, etc. L’exercice a tellement modifié les flexions, limitées d’abord, de ce pied, qu’il peut reproduire les contours les plus fins avec une précision égale à celle d’une main habile » décrit un observateur. Et lorsqu’il s’agit de faire des gestes plus larges, Ducornet saisit vaillamment son pinceau ou son crayon avec ses dents !

Un cas étudié par les scientifiques

Son cas est si extraordinaire qu’il sera même étudié par un scientifique, Louis Blanc, chef du travail anatomique à l’Ecole Vétérinaire de Lyon. Dans un travailler sur les anomalies physiques dans l’homme et les mammifères, publié en 1893, le savant note que chez l’artiste, l’absence d’un deuxième orteil crée un espace plus grand que la normale entre le gros orteil et son voisin, ce qui offre à son pouce une mobilité accrue.

Décrit comme vif, joyeux, intelligent et bienveillant, Ducornet accumule les récompenses. Un an après son admission à l’école de dessin de Lille, il obtient un médaille au salon de peinture et d’industrie de la ville de Douairemporta le prix de son école en 1822, seulement seize ans, et obtient une bourse de la ville de Lille, d’un montant de 300 francs par an. Ceci étant insuffisant, l’artiste François Gérard (1770-1837), à qui les députés lillois avaient montré certaines de ses œuvres, demanda Le roi Louis XVIII (dont il fut le premier peintre), ce qui accorda à Ducornet un pension de 1.200 francs à partir de 1824.

L’un des étudiants les plus distingués de l’Académie

En 1825, l’artiste obtient une médaille à l’école royale de peinture et de sculpture.

Maintenant riche, Ducornet va à Paris, où Gérard l’amène dans l’atelier Guillaume Guillon Lethiers (1760-1832). En 1825, l’artiste obtient une médaille à l’école royale de peinture et de sculpture, puis une seconde l’année suivante, se classant ainsi parmi les étudiants les plus distingués de l’Académie. Ce qui ne l’empêche pas d’essuyer moquerie (peut-être teinté de jalousie face à sa fulgurante réussite) sur son physique : un de ses camarades d’atelier, le sculpteur Jean-Pierre Dantanfait de lui un petite caricature personnage sculpté qui faisait tellement rire son entourage qu’il se spécialisa dans la création de ce type de portrait moqueur.

Jean-Pierre Dantan, le jeune, Portrait du peintre Ducornet

Jean-Pierre Dantan, le cadet, Portrait du peintre Ducornet1828

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Dessin • 28,7 × 23,7 cm • Coll. Palais des Beaux-Arts, Lille • © GrandPalais Rmn / Thierry Le Mage

De 1828 à 1831, le Lillois participe à prix de Rome, mais ne peut accéder à la deuxième étape du concours en raison de son handicap. Durant cette période, il peint notamment LLes adieux d’Hector et d’Andromaque(1928) [ill. plus haut]Alors Saint Louis rendant la justice sous un chêneun travail de plus de deux mètres de long et 1,60 de largecommandée par le ministère et exposée au Salon de 1831 – deux tableaux aujourd’hui conservés au Palais des Beaux-Arts de Lille. L’artiste peint également plusieurs portraits, dont deux du roi Louis-Philippeet celui d’un général tué par les insurgés lors la révolution de 1848.

« Ducornet né sans bras »

Ses « tableaux peints avec les pieds n’étaient guère pires que bien des tableaux peints avec la main » juge Maxime Du Camp.

Dans les Salons, où il monte sur le dos de son père pour accueillir les visiteurs, le peintre se démarque. « Au milieu de la foule, un homme d’un certain âge bougeait péniblement, portant sur son dos un avorton très chétif qui n’avait pas de bras et dont les très petits pieds étaient plutôt gantés que chaussés. Lorsqu’on approchait de cet embryon, il tendait son pied droit et était pressé ; c’était sa façon de serrer la main. Cet être incomplet était un peintre, « Ducornet né sans bras » » dit l’écrivain Maxime Du Camp en 1881.

En 1840, l’artiste obtient un médaille au Salon avec un tableau représentant la mort de Marie-Madeleine, acheté par l’État français et installé dans l’église Saint-André de Lille, puis un autre l’année suivante avec Le repos de la Sainte Famille en Egypte, une composition raffinée aux effets de lumière étonnants, déposée au Cathédrale Saint-Pierre de Condom.

Un grand tableau redécouvert en 2020, caché derrière un orgue

Louis Joseph César Ducornet, Vision de Sainte-Philomène ou Sainte Philomène avertie en prison de son martyre, par la Vierge et son filsLouis Joseph César Ducornet, Vision de Sainte-Philomène ou Sainte Philomène avertie en prison de son martyre, par la Vierge et son fils

Louis Joseph César Ducornet, Vision de Sainte Philomène ou Sainte Philomène avertie en prison de son martyre, par la Vierge et son fils1846

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Huile sur toile • 372 × 310 cm • Coll. CNAP

Ducornet a également peint Vision de Sainte Philomène (1846) et Gloria dans Excelsis (1850), déposés respectivement à l’église abbatiale de Saint-Riquier et à l’église d’Auxi-le-Château. En 2020, dans l’église Saint-Louis-en-l’Île à Paris, un un grand tableau de lui sera redécouvert, caché derrière un orgue : Saint Denis prêchant, sa seule commande pour un Église parisienne, un coin dont il a fièrement représenté en arrière-plan son autoportrait de 1852. En 1855 (un an avant sa mort à l’âge de cinquante ans), il peint Edith au Col de Cygne découvrant le corps du roi Harold sur le champ de bataille d’Hastings en 1066aujourd’hui conservé au Musée de Picardie à Amiens.

Un artiste apprécié par les uns et méprisé par les autres

L’artiste collectionne de nombreuses louer. Ses « tableaux peints avec les pieds n’étaient guère pires que beaucoup de tableaux peints avec la main » juge Maxime Du Camp. Pour un autre commentateur, ses œuvres, « à plus d’un titre, doivent susciter l’intérêt ». Un autre encore trouve ses tableaux « estimables, même sans considérer les obstacles naturels que leur auteur a dû surmonter ». En les voyant, « ne pouvons-nous pas admirer le pouvoir de la volonté humaine et ne pas voir le plus brillant triomphe de la force intellectuelle » a ajouté un quatrième admirateur.

Louis Joseph César Ducornet, Etude d'homme nu de profilLouis Joseph César Ducornet, Etude d'homme nu de profil

Louis Joseph César Ducornet, Etude d’un homme nu de profilsans date

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Dessin au crayon noir • Coll. Palais des Beaux-Arts, Lille • © GrandPalais Rmn / Hervé Lewandowski

D’autres, en revanche, ne voient pas pas aussi talentueux. « Bien que sa peinture soit recommandée par certaines qualités de dessin et de composition, cet artiste doit avant tout sa renommée aux résultats vraiment extraordinaires que, malgré la nature, il a su obtenir à force de patience et de courage » temporise Gustave Vapereau dans son Dictionnaire universel des contemporains (1858). Pire, le peintre Nicolas-Toussaint Charlet le décrit comme un « Quasimodo de la peinture »dont « le pied n’a presque rien produit qui mérite autant d’admiration ».

Mais aujourd’hui, un certain nombre de critiques estiment que ses œuvres ont une grand intérêt pour eux-mêmes, au-delà de l’exploit de surmonter son handicap. Selon Cnap (le Centre National des Arts Plastiques), le peintre a réalisé une “un travail de qualité”. Mieux encore, le spécialiste Didier Rykner estime que au niveau des meilleurs peintres religieux du 19ème sièclee siècle ” !

Louis Joseph César Ducornet, Portrait de la mère de l'artisteLouis Joseph César Ducornet, Portrait de la mère de l'artiste

Louis Joseph César Ducornet, Portrait de la mère de l’artistesans date

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Huile sur toile • 64 × 53 cm • Coll. Palais des Beaux-Arts, Lille • © GrandPalais Rmn / René-Gabriel Ojeda / Thierry Le Mage

Tombé dans l’oubli après sa mort, l’artiste est remis sur le devant de la scène suite à la redécouverte en 1990roulé dans un château du Pas-de-Calais, d’après sa toile Gloria dans Excelsis – travaux qui furent restaurés et classés aux monuments historiques par le conservateur Jean-Pierre Blin, qui commença alors de plus amples recherches sur son auteur. Le 10 janvier 2024, Ducornet était même célébré par Googlequi, pour célébrer le 218e anniversaire de sa naissance, lui est dédié sur sa page d’accueil un griffonnage inspiré d’un de ses autoportraits.

Quoi qu’on pense de lui style académiquecet artiste reste un exemple extraordinaire de la capacité de l’homme à surmonter les difficultés, à se dépasser, et un symbole du pouvoir de l’art qui permet de transcender le confinement ainsi que la maladie ou le handicap. Une vraie leçon de vie !

 
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