Cela fait un peu plus d’un an que Mme Lehman a quitté son appartement pour la maison de retraite. Jusque-là, elle vivait dans l’immeuble voisin du mien, où je suis gardien, dans les beaux quartiers de Paris. C’est moi qui ai pris soin d’elle à la fin de sa vie. Elle était très seule. Chaque fois que je passe sous ses fenêtres, je ne peux m’empêcher de lever les yeux, par habitude. En avril, elle est décédée dans la maison de retraite, à 97 ans.
J’ai commencé à aider Mme Lehman il y a cinq ans en emmenant son chien, un petit teckel très gentil, dehors pour elle. C’est son tuteur qui nous a mis en contact. Je l’ai fait pendant mes - de pause. Elle était déjà vieille et toujours élégante, mais elle ne sortait plus beaucoup. Elle venait de perdre son fils à cause d’une maladie. Il ne lui restait plus qu’une petite-fille, mais elle ne l’a jamais vue. Me sentir isolée, sans famille, ça m’a touché. Pour moi, la famille est très importante.
Petit à petit, je suis devenu son aide-soignant. Je lui ai fait ses courses, je lui ai préparé à manger. Finalement, j’ai tout fait : je lui ai donné ses médicaments, j’ai appelé le médecin quand il n’allait pas bien, je l’ai lavé, je lui ai lavé les cheveux, je lui ai coupé les ongles… Même pour ma propre mère, je ne l’ai pas fait. je n’ai pas fait grand-chose.
« Petit à petit, je suis devenu son aide-soignant. Même pour ma propre mère, je n’ai pas fait la même chose. »
Mme Lehman a refusé d’embaucher une aide-soignante, elle m’a payé de sa poche. Travailler pour elle m’a aidé financièrement. En tant que gardienne, je bénéficie d’un logement de fonction, mais mon salaire est modeste et mon mari est au chômage. Elle a également offert des cadeaux à ma famille. Quand mon fils a commencé l’université, elle lui a offert un ordinateur. Elle faisait un peu partie de la famille. Lorsque mes petites-filles sont venues me rendre visite, je les ai emmenées voir Mme Lehman. Ils aimaient jouer avec le chien.
Mais au final, c’est devenu très compliqué. Mme Lehman perdait la tête, confondait le jour et la nuit et m’appelait six ou sept fois par jour. Elle était souvent méchante et me faisait des reproches. Une fois, elle m’a giflé. Même si j’étais rentré plus tôt de mes vacances au Portugal pour elle ! Cette fois-là, je me suis demandé si je devais arrêter de l’aider. Mais je n’ai pas eu le cœur de l’abandonner.
Quand elle m’a dit qu’elle voulait m’inscrire dans son testament, j’ai été surprise. Elle m’a dit ce jour-là que j’étais la personne qui le méritait le plus. Elle m’a prévenu que sa petite-fille ne se laisserait pas faire, que ce serait compliqué pour moi. Et puis on n’en parlait plus vraiment.
«Quand elle m’a dit qu’elle voulait m’inscrire dans son testament, j’ai été surpris. Elle m’a dit ce jour-là que j’étais la personne qui le méritait le plus. »
Lorsque Mme Lehman est devenue trop dépendante, elle a été placée dans une maison de retraite. Son médecin a fait ce choix après une chute et une hospitalisation. Encore une fois, j’étais l’une des seules personnes à lui rendre visite. C’est moi qui l’ai découverte morte. Je me souviens, c’était un jeudi à 14 heures. La porte de sa chambre était entrouverte, ses yeux étaient ouverts, sa bouche aussi, elle était pâle, j’ai tout de suite compris. On m’a demandé qui j’étais pour elle et j’ai été emmené. J’ai appelé un vieil ami de son fils, qui était également là jusqu’à la fin. Ensemble, nous avons prévenu sa petite-fille.
Après le décès de Mme Lehman, le notaire m’a annoncé que j’étais l’un des héritiers, avant un rendez-vous à son étude. C’est alors que sa petite-fille a appris qu’elle n’était pas seule dans le testament. Elle était furieuse ! Elle a droit à 50 % de l’héritage, le minimum prévu par la loi pour les bénéficiaires familiaux. Nous partageons le reste avec les trois autres personnes désignées par Mme Lehman : cette amie de son fils, appelée à son décès, l’ex-conjointe de son fils et une amie, qui s’occupait de sa maison de campagne. Tous les trois étaient là jusqu’au bout. Ils ont pris le relais pour l’aider lorsque j’étais en vacances cet été au Portugal.
Lorsque Mme Lehman était dans la maison de retraite, la petite-fille, qui avait accès à ses comptes, les a vidé. À tel point qu’à sa mort, il ne restait plus rien. L’héritage est donc constitué de l’appartement parisien et de la bastide. Je devrais recevoir un huitième du montant après la vente, sur lequel je devrai payer 60 % de taxe. Il s’agit du taux d’imposition des héritiers non familiaux.
« A part ma famille, personne ne le sait. Les gens n’ont pas besoin de savoir. »
En visitant l’appartement pour faire l’inventaire, le tuteur de Mme Lehman m’a vu avec le notaire et les autres héritières et a compris que j’étais l’une d’elles. Je lui ai demandé de garder ça pour elle. Nous, les gardiens, savons rester discrets. A part ma famille, personne ne le sait. Mes enfants me disent que je le mérite mais je préfère que ça ne se sache pas. Les gens n’ont pas besoin de savoir.
Pour l’instant, je n’ai bénéficié d’aucun bénéfice de cet héritage. Je n’ai eu qu’à payer les frais de succession, environ 1 000 €, une sacrée somme pour moi. La petite-fille fait traîner la vente. Elle espère que certains se retireront. Mais on tient bon. Si elle continue à refuser de signer la vente, les biens devront être mis aux enchères, m’a expliqué le notaire. Selon lui, à ce rythme-là, cela pourrait prendre plusieurs années.
Si jamais j’obtiens de l’argent, cela m’aidera beaucoup. J’en profiterai pour aider mes enfants. Je pourrai gâter mes petites-filles. Mon fils vient de déménager avec sa compagne en banlieue parisienne. Ils envisagent d’acheter un appartement, j’aimerais pouvoir les aider. Je pourrai également payer une partie de la maison que j’ai achetée au Portugal et où je vivrai lorsque je prendrai ma retraite dans quelques années. C’est en face de la maison de mes parents, à la campagne, que nous nous retrouvons l’été avec mes sept frères et sœurs. Cette maison est le seul héritage reçu de mes parents. Il n’est pas question de le vendre.
(1) Les noms et prénoms ont été modifiés.