La Croix : Au moment de l’investiture de Donald Trump, quelle est la situation sur le front ukrainien, et principalement autour de la ville de Pokrovsk, carrefour important du Donbass ?
Stéphane Audrand: Les Russes ont atteint la périphérie de la ville et procèdent de manière assez classique devant un centre urbain bien défendu : en « enlevant les pierres » du mur qui se trouve devant eux, de manière à couper les voies de ravitaillement et à dégrader progressivement la réactivité du système défensif ukrainien. Ils tentent actuellement un enveloppement par l’ouest, en prenant position, et tenteront probablement de faire de même sur la route à l’est de la ville. Je ne pense pas qu’ils soient pressés de s’attaquer à la ville elle-même, car le combat urbain coûte très cher. Ils vont tenter de l’isoler et de l’encercler, tout en exerçant une pression partout ailleurs sur le front.
Dans le Donbass, la ville de Toretsk est presque prise, et les Russes avancent également dans la ville de Chassiv Yar. Quelle stratégie poursuivent-ils ?
ST : La prise de ces deux villes permet d’avancer vers l’agglomération de Kramatorsk-Sloviansk, et l’objectif fixé par Vladimir Poutine de « libérer » l’ensemble du Donbass. Plus généralement, les Russes mènent une bataille méthodique sur l’ensemble du front, exerçant partout une forme de pression. Ils sont en train de reprendre Velyka Novosylka, seule grande ville libérée par l’armée ukrainienne lors de sa contre-offensive de l’été 2023, et reprennent toutes les avancées réalisées par les Ukrainiens dans la « ligne Surovikin », la grande ligne défensive. dispositif russe sur le front sud. Ils se déchaussent, ils améliorent leurs positions, ils poussent… et c’est ainsi qu’ils progressent petit à petit depuis un an.
À l’arrivée, cela ne représente pas beaucoup de kilomètres carrés pris par l’armée russe, mais tous les kilomètres carrés ne sont pas égaux. Surtout, cette attaque généralisée empêche le repos et la réorganisation de l’armée ukrainienne. C’est un élément essentiel de la stratégie russe : imposer une surchauffe permanente qui consomme du matériel et des hommes, et qui empêche l’armée ukrainienne de respirer et « s’adapter pour gagner »pour reprendre l’expression de Michel Goya (1).
Qu’est-ce que le récent les déboires de la brigade «Anne de Kyiv»entraînés et équipés par la France, mais presque immédiatement « démembrés » par le commandement militaire ukrainien ?
ST : Ceci est emblématique d’un problème plus large au sein de l’armée ukrainienne, qui préfère créer de nouvelles brigades (formation de plusieurs milliers d’hommes, NDLR) plutôt que de verser ses recrues dans des brigades déjà existantes. Le problème est que Kiev ne dispose pas du matériel nécessaire pour équiper ces nouvelles brigades et qu’elles n’ont pas d’expérience au combat. Plus largement, l’armée ukrainienne connaît de plus en plus de difficultés d’organisation et de commandement.
Cela se voit dans la construction désordonnée des fortifications, le manque d’homogénéité des brigades, qui sont gérées comme des PME et se font concurrence, les échecs du commandement intermédiaire, la gestion des volontaires, et ce choix de créer de nouvelles brigades.
De même, j’ai du mal à comprendre leur obsession pour la défense millimétrée du territoire. Idem pour leur choix de conserver le territoire qu’ils ont conquis dans la région russe de Koursk, qui n’a aucune valeur politique. Ils cherchent peut-être à « saigner » l’armée russe, contrainte à des offensives coûteuses. Cela a peut-être été efficace au début, mais les Ukrainiens subissent désormais davantage de pertes, et ce dans des unités expérimentées.
-Quels sont les risques pour l’armée ukrainienne ?
ST : Ce qui m’inquiète, c’est que les courbes se sont croisées en 2024 concernant la qualité des organisations. Avant, les Ukrainiens étaient réactifs et savaient saisir les opportunités sur le champ de bataille. Là, on voit qu’ils commettent des erreurs que les Russes exploitent. A l’inverse, l’armée russe profite de son passage à l’offensive pour imposer son tempo et faire tourner ses unités. Le niveau général commence donc à monter parmi eux.
Le risque pour l’Ukraine est « l’effet falaise » : une chute brutale d’une partie du front. Avec deux limites. La première est que les Russes auraient du mal à l’exploiter, car cela nécessiterait de reconstituer des concentrations de blindés. La deuxième est qu’on ne sait pas combien de temps l’armée russe pourra continuer à avancer. Elle est à l’offensive depuis plus d’un an et a subi de lourdes pertes humaines et matérielles. Ces derniers jours, on constate une baisse de l’intensité des attaques. Mais cela n’est peut-être que temporaire.
Le retour de Donald Trump lundi 20 janvier va rebattre les cartes de ce conflit…
ST : Nous sommes dans l’incertitude. Certains républicains veulent continuer à aider l’Ukraine, d’autres veulent réduire leur soutien pour donner la priorité à la Chine, et d’autres encore sont prêts à abandonner complètement Kiev. Mais Trump ou pas Trump, gardons à l’esprit que le destin de l’Ukraine est entre nos mains.
Nous, Européens, avons les moyens d’aider l’Ukraine à tenir suffisamment pour vaincre cette agression russe. Bien que tardivement, nous avons augmenté notre capacité de production de coquilles. C’est une question de volonté. Je suis convaincu que si nous refusons de payer maintenant, nous paierons le triple plus tard. Paradoxalement, le courage politique est peut-être ce qui manque le plus en Europe.
(1) Adaptez-vous pour gagner. Comment les armées évoluent, Michel Goya, Éditions Perrin, 2019.
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