C’est elle qui a proposé que nous nous rencontrions. Isabelle Fouillot est la mère d’Alexia, tuée le 28 octobre 2017 par son compagnon Jonathann Daval. Il y a quelques jours, elle et son mari Jean-Pierre ont réuni toute la famille dans leur maison, à Gray (Haute Saône), pour commémorer les sept ans du décès de leur fille. Ce jeudi d’automne, ils arrivent ensemble à quelques pas de l’Arc de Triomphe, élégants et sérieux. Pendant sept ans, leur famille a survécu. Isabelle a récemment recommencé à jouer du piano.
Il est conseiller municipal et suit régulièrement des cours universitaires. Il lit beaucoup, il cuisine aussi. En réalité, il s’occupe d’éviter de penser à ce qui est arrivé à sa fille. Dix-sept coups de poing, un corps massacré, des ongles tordus, un étranglement, un corps brûlé. Un fémicide par le conjoint. Jonathann Daval, qui avait participé aux recherches pour retrouver le corps de son épouse, a fini par avouer être l’auteur du crime, sans s’expliquer sur ses actes.
La justice a autorisé que le mot « coupable » soit attribué au meurtrier, mais n’a pas révélé la vérité. Ils l’ont raconté dans une série diffusée sur Canal+, « Alexia. Autopsie d’un féminicide », et dans un livre, « Alexia, notre fille » (écrit avec Thomas Chagnaud, édité par Robert Laffont). Isabelle est devenue porte-parole de la lutte contre le fémicide. C’est après la mort d’Alexia, en 2017, que le décompte annuel de ces meurtres commis par conjoint et ex-conjoint a été rendu public. Sept ans plus tard, et même si les chiffres restent insupportables, l’urgence d’en parler est toujours là, dans les voix d’Isabelle et de son mari, qui l’aide parfois à finir les phrases. Il a souhaité nous rencontrer à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes, le 25 novembre, afin de ne pas oublier toutes celles qui ont été tuées parce qu’elles étaient des femmes.
© Photopqr/Le Parisien/Maxppp
ELLE. – Pourquoi parler aujourd’hui ?
Isabella Fouillot. – Alexia est décédée le 28 octobre 2017. Quelques temps plus tard, vous publiiez un article dans ELLE [N° 3764 du 9 février 2018, ndlr]énumérant son nom et celui des autres victimes enregistrées cette année-là, leur âge, qui elles étaient. Cela m’a fait beaucoup de bien. C’est le début de la médiatisation de ces crimes. A cette époque, je ne savais pas ce qu’était le fémicide. J’ai pris conscience du phénomène et de son ampleur. Il y a sept ans, notre fille était « le » symbole. Depuis, il y en a eu bien d’autres. Il ne faut pas cesser de parler des victimes.
ELLE. – Pourquoi est-il important de continuer à raconter l’histoire d’Alexia ?
SE – Il faut en parler pour ceux qui sont vivants, pour qu’ils restent en vie. C’est trop tard pour Alexia, mais si on ne fait rien, ce sera trop tard pour les autres aussi. Chaque nouveau féminicide me rend malade. Ces familles connaîtront également une réelle douleur et la porteront avec elles tout au long de leur vie. Parfois, nous pensons à arrêter. Nous nous soucions des autres. Chaque année les chiffres augmentent : 100, 120, 140 femmes tuées, on oublie leurs noms, on ne sait plus qui est qui. De nombreux parents de victimes nous ont écrit pour nous expliquer qu’ils souhaiteraient bénéficier de la même médiatisation que nous pour parler de leur enfant. Nous parlons donc pour eux.
ELLE. – Et en famille, vous évoquez Alexia ?
SE – A la maison oui, on parle d’elle tous les jours. Elle fait partie de nous. On ne peut pas effacer trente ans de son existence. Sinon, nous nous effondrons. Cela nous fait mal… et cela nous fait du bien. Pour son anniversaire, le 18 février, Stéphanie, sa sœur, prépare toujours un gâteau. Chaque 28 octobre, jour de son décès, nous organisons un déjeuner en famille. Cette année nous étions vingt-cinq avec tous les petits-enfants. Nous sommes allés déposer une couronne sur sa tombe, le cimetière n’est pas loin de chez nous, et nous avons passé la journée ensemble. Notre nièce Tessa, la fille de Stéphanie, m’a dit : « Elle nous manque, Tante Alexia. » Il a 4 ans, il ne l’a jamais rencontrée… On parle ouvertement d’elle. C’est notre drame de parents, mais c’est aussi celui de toute une famille. Cela détruit tout le monde.
« Et si nous éduquions nos enfants ? Et si on parlait de violence masculine plutôt que de violence faite aux femmes ? »
ELLE. – Vous avez récemment récupéré la maison où vivait votre fille avec Jonathann. Une maison qui était la vôtre et qui a été construite par votre père…
SE – A l’intérieur, le temps s’est arrêté le 27 octobre 2017. Dans le hall il y a encore les chaussures d’Alexia, ses manteaux… Nous y avons emmené nos petits-enfants. Tessa nous a dit : « Est-ce que tante Alexia n’est plus morte ? » Reprendre cette maison a été un combat, un coup sur la tête, mais c’était aussi une manière de continuer à exister pour notre fille. Tout s’est passé là-bas, dans la sphère privée. Je n’aurais jamais imaginé ce qu’Alexia allait vivre. Peut-être qu’il voulait nous protéger en ne nous disant rien. Peut-être qu’elle a essayé de le faire toute seule. Une fois la porte fermée, on ne sait pas ce qui se passe, on ne se doute de rien. Les victimes doivent s’exprimer, oser le faire, et pour cela il faut les écouter. Si les femmes viennent chercher de l’aide, c’est parce qu’elles en ont besoin. On ne va pas au commissariat pour rien. Il faut réagir vite, prendre soin des victimes. On ne peut pas laisser une femme en danger, seule avec son bourreau.
ELLE. – Quel message spécifique souhaitez-vous transmettre à l’occasion de la Journée internationale pour l’élimination de la violence à l’égard des femmes ?
SE – Réveillez-vous! Je demande à chacun et à tous les médias de rendre hommage à ces victimes. Attention à ne pas les oublier, diffusez les noms, les prénoms, les âges, les photos, car on voit que, derrière chaque nouveau chiffre du décompte annuel des féminicides, il y a la mort d’une femme innocente, mais aussi une femme avec une famille brisée et merde. Réduire ces femmes à un nombre est indécent, cela n’arrête rien et banalise tout meurtre.
ELLE. – Qu’est-ce que tu attends aujourd’hui ?
SE – J’aimerais que l’assassin d’Alexia, qui est en prison, purge les vingt-cinq ans de prison auxquels il a été condamné. Nous ne voulons pas de réduction de peine. Nous, nos proches, avons été condamnés à la réclusion à perpétuité. Je m’accroche à l’idée que la justice ne m’a pas menti. En 2017, c’était l’un des premiers procès dans lequel les coupables prenaient autant de poids. Avant, pour le fémicide, c’était quinze ans. Il faut continuer dans ce sens, pour que les voix féministes soient de plus en plus écoutées, pour que les victimes soient reconnues comme de véritables victimes, pour parler d’un « fait social » et non d’un « fait divers ».
“Alexia a eu des évanouissements, elle ne se souvenait de rien, et c’est exactement ce que dit Gisèle Pelicot”
ELLE. – D’où pensez-vous que vient cette violence masculine ?
SE – Je ne sais pas, je ne sais pas ce que c’est. J’ai lu toutes les formes que cela prend, mais je ne l’ai jamais compris. J’ai eu une éducation si gentille et attentionnée ! Comment survient cette violence physique chez les hommes ? Chaque année, il y a plus d’une centaine de féminicides. Savez-vous combien il y a de meurtriers ? Et si on éduquait nos enfants ? Et si on parlait de violence masculine plutôt que de violence faite aux femmes ? Certains hommes pensent que leur force physique leur donne le droit de tout faire. Ne peut-on pas s’arrêter d’abord : crier, argumenter, sans en venir aux mains ? Une femme n’est pas un objet. Toute forme de violence doit être condamnée.
ELLE. – Les violences conjugales sont au centre du procès Mazan, actuellement en cours. Que vous inspire l’histoire de Gisèle Pelicot, droguée et violée à son insu par son mari et plus d’une cinquantaine d’autres hommes ?
SE – Ce processus me rappelle de nombreux souvenirs. Alexia était également sous sédatif. Nous n’avons pas pu le prouver, mais il y avait des traces de tramadol dans ses cheveux lorsqu’elle était enceinte. [Les analyses effectuées après sa mort en ont révélé la présence dans son sang]. La justice s’est contentée d’avoir trouvé le coupable, sans chercher plus loin. On aurait pu faire la lumière sur ce mode opératoire bien plus tôt. Alexia a eu des évanouissements, elle ne se souvenait de rien, et c’est exactement ce que dit Gisèle Pelicot. Elle était allée chez un neurologue, comme Gisèle, elle aussi pensait qu’elle devenait folle, elle se sentait coupable. Qui sait si Gisèle Pelicot ne serait pas morte sans l’arrestation de son mari ? La violence prend différentes formes à différents stades. Ce procès, c’est le combat entre une femme et sa fille, deux femmes qui m’impressionnent. C’est un combat pour Gisèle, mais aussi pour tout le monde.
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