Les 17 et 18 septembre 2023, plus de 3 000 téléavertisseurs et talkies-walkies utilisés par le Hezbollah ont explosé. Particulièrement choquants par leur ampleur, ces événements ont constitué le prélude à l’opération militaire israélienne contre les milices libanaises et ont tiré la sonnette d’alarme tant à Beyrouth qu’à Damas.
Un mois plus tôt, le directeur du département des renseignements généraux du régime de Bachar Al-Assad, le général-major Houssam Louqa, avait effectué une visite secrète à Beyrouth, où il avait rencontré le secrétaire général adjoint du Hezbollah, Naïm Qassem. Louqa avait demandé au Hezbollah de réduire l’escalade et de ne pas tomber dans le piège israélien, étant donné le risque militaire pour les milices libanaises et le régime syrien. Qassem a souligné la stratégie réfléchie, étape par étape, du Hezbollah ainsi que l’usure d’Israël après un an de guerre dans la bande de Gaza.
Naïm Qassem et Hassan Nasrallah ont en effet commis une erreur de jugement en écartant le risque d’une offensive israélienne. Le second a été assassiné le 27 septembre et le régime d’Assad s’est retrouvé confronté au défi le plus complexe depuis le déclenchement de la révolution syrienne en mars 2011, avec en jeu le contrôle de la frontière syro-libanaise. une importance stratégique pour le Hezbollah et les Iraniens, mais aussi pour Israël.
Le rôle central du Hezbollah
Les dirigeants iraniens estiment qu’une défaite écrasante du Hezbollah aurait des conséquences négatives sur leur propre sécurité nationale. L’existence du groupe libanais constituait jusqu’alors un moyen de dissuasion pour l’Iran et son programme nucléaire, comme première ligne d’affrontement et atout pour le chantage de Téhéran envers Israël et les États-Unis. La milice a également joué un rôle en fournissant un soutien technique et logistique aux milices soutenues par l’Iran en Irak et aux Houthis au Yémen. Le Hezbollah a également contribué à sauver le régime d’Assad dans les premières années de la révolution contre lui, notamment entre 2012 et 2015. Téhéran considère donc que la déroute du Hezbollah présenterait un risque pour sa sécurité nationale et, en particulier, pour son programme nucléaire contre Israël. . C’est pourquoi la poursuite du soutien au Hezbollah via la frontière syro-libanaise constitue une priorité stratégique, quel qu’en soit le prix. Un coût qui inquiète particulièrement Bachar Al-Assad, dont les yeux sont rivés sur Israël.
Du côté israélien, deux dossiers sont prioritaires sur le théâtre syrien. Le premier concerne la frontière syro-libanaise et le second concerne les milices soutenues par l’Iran en Syrie. Ces inquiétudes pourraient s’accentuer compte tenu du refus de Téhéran et du Hezbollah d’accepter la défaite et de faire des concessions, ce qui incitera le gouvernement israélien à mettre fin à son opération militaire au Liban. Tel-Aviv est cependant conscient de la difficulté de poursuivre son offensive à court terme, après l’élection présidentielle américaine, malgré la réélection de Donald Trump. D’où la décision de s’attaquer à la porosité de la frontière syro-libanaise, comme en témoigne la récente déclaration du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu : « Nous allons couper le pipeline d’oxygène du Hezbollah entre l’Iran et la Syrie1. »
Trois scénarios militaires
En pratique, trois scénarios militaires sont sur la table du gouvernement israélien pour obstruer cette frontière. La première consiste à étendre l’offensive terrestre militaire israélienne sur le territoire libanais vers la plaine de la Bekaa, les régions de Baalbek et du Hermel, pour contrôler la frontière. Ce scénario apparaît très coûteux et complexe.
La seconde consiste à lancer une nouvelle offensive terrestre au sud-ouest du territoire syrien, vers Quneitra, puis vers l’ouest de Damas, vers Qalamoun et Homs, afin de fermer la frontière côté syrien. Ce scénario est contraint par la présence russe en Syrie et ses coûts seraient élevés en raison de la forte présence de milices soutenues par l’Iran.
La troisième serait qu’Israël intensifie ses frappes aériennes des deux côtés de la frontière. Depuis le début de l’opération contre le Hezbollah, l’armée de l’air israélienne a mené des dizaines de frappes aériennes visant des points de passage officiels ou non officiels à la frontière syro-libanaise. Israël a également assassiné trois dirigeants de l’Unité 4400, affiliée au Hezbollah et responsable du financement et de l’approvisionnement du groupe depuis le territoire syrien, dont le plus important, Muhammad Jaafar Qasir, était un proche de Bachar Al-Assad. Mais l’efficacité de ces frappes semble avoir été limitée.
Fort de ce constat, Israël a averti Assad de la nécessité de prendre la décision de fermer ces frontières. Mais cette dernière n’a pas encore répondu à cet avertissement, et pour cause.
L’archipel syrien
Légende :
En rouge : zone contrôlée par Bachar Al-Assad
En vert et gris : Afrin et Tal Abyad-Serekeniye, zone contrôlée par la Turquie
En vert foncé : Idleb, zone contrôlée par Hay’at Tahrir Al-Sham (HTC)
En jaune : la zone contrôlée par les Forces démocratiques syriennes (FDS)
À la merci de Téhéran
Après le déclenchement de la révolution syrienne, l’Iran est intervenu militairement et a directement protégé Assad. Forte de son soutien à des personnalités militaires en quête de postes importants et de ses relations avec les dirigeants des services de sécurité, son influence s’est accrue au sein même du régime syrien. Téhéran a également renforcé ses relations avec les principaux entrepreneurs syriens proches du régime. Cette ingérence s’est produite parallèlement à l’envoi sur le terrain de milliers de miliciens soutenus par l’Iran en provenance d’Irak et du Liban. Ainsi, l’Iran est progressivement passé du statut d’allié protégeant Assad à celui de partenaire dans la gestion territoriale. Cette réalité oblige Assad à bien réfléchir avant de prendre des mesures susceptibles de contrecarrer les intérêts iraniens, y compris dans les zones sous son contrôle. Un éventuel conflit sur une question stratégique avec les dirigeants iraniens pourrait avoir de graves répercussions sur la situation sécuritaire et économique en Syrie et, éventuellement, sur Assad lui-même. Fort de ces inquiétudes, Assad frappe à la porte de la Russie.
Ce n’est pas la première fois que Damas demande l’aide de Moscou dans une crise dans laquelle Téhéran est impliqué et qui constitue une menace pour la stabilité du régime syrien. Dans son livre Le roman perdu, l’ancien vice-président syrien chargé des affaires étrangères, Farouk Al-Sharah, évoque la réaction de Hafez al-Assad après le déclenchement de la première guerre du Golfe entre l’Irak et l’Iran (1979-1989) :
Hafez Al-Assad s’est empressé de signer le 8 octobre 1980 le Traité d’amitié et de coopération entre la Syrie et l’Union soviétique, qu’il avait toujours hésité à signer. Cette approche constitue une réponse à cette nouvelle variable.
Lors d’une visite surprise à Moscou en juillet 2023, Bachar Al-Assad a rencontré le président russe Vladimir Poutine, qui lui a dit que la situation régionale se dégradait et que la Syrie était directement concernée. Cependant, malgré la guerre en Ukraine et la coopération stratégique avec Téhéran, la Russie entretient toujours des relations étroites avec Israël. D’où la question fondamentale d’Assad dans son dilemme frontalier syro-libanais : Moscou sera-t-il du côté de Téhéran, de Tel-Aviv ou de Damas ? ?
Le 8 septembre, dans la région de Masyaf, des hélicoptères israéliens ont mené une opération militaire contre une installation du Corps des Gardiens de la révolution islamique, vraisemblablement fabriquant des ogives nucléaires pour des missiles balistiques. Sur la base russe de Hmeimim, située à quelques kilomètres seulement de cette zone, régnait un calme prudent. Les batteries de défense aérienne S-400 de la base, bien qu’ayant identifié la cinétique israélienne, n’ont montré aucune réaction. Cela est cohérent avec la façon dont Moscou a historiquement toléré les frappes aériennes israéliennes contre les intérêts iraniens en Syrie. Les Russes distinguent leurs intérêts dans ce pays de ceux de Téhéran, la priorité étant le maintien du régime syrien, et la préservation de leurs bases militaires sur la côte syrienne, leur seul débouché sur la mer Méditerranée. D’où l’absence de réaction notable de la part de la Russie.
Cartes du Kremlin
L’Union soviétique ne figurait pas sur la liste des alliés de l’Iran avant ou après l’arrivée au pouvoir de l’ayatollah Ruhollah Khomeini. Lors de la première guerre du Golfe entre l’Iran et l’Irak, l’Union soviétique n’a pas fourni d’équipements à Téhéran, mais a soutenu Bagdad en lui fournissant des avions de combat, des missiles et des munitions. Il apparaît désormais que Moscou et Téhéran entretiennent des relations plus complexes que ne le laissent entendre leurs responsables politiques. Poutine affirme que la République islamique est un allié stratégique de la Russie, et le Guide de la Révolution Ali Khamenei souligne l’amitié avec Moscou ainsi que leur rapprochement face à « l’Occident « . Cependant, derrière ces affirmations, des contradictions émergent. Par exemple, concernant l’invasion russe de l’Ukraine, Téhéran soutient Moscou de manière significative, en fournissant des missiles à moyenne et longue portée, des drones, et en assurant le transfert de technologie pour fabriquer ces drones en Russie. Mais au Yémen, cette alliance est de nature différente. Malgré les demandes répétées des Iraniens et des Houthis concernant la fourniture de missiles sol-mer Yakhont de fabrication russe, Moscou hésite encore. Cette hésitation se reflète également dans la fourniture à Téhéran du système S-400, que les Iraniens espèrent toujours obtenir du Kremlin en urgence, notamment après la frappe aérienne israélienne du 26 octobre. La Russie justifie sa posture par la complexité de la situation. Les relations entre la Russie et l’Iran évoluent donc selon les dossiers, y compris sur le théâtre syrien, où Moscou reste en retrait sur le conflit irano-israélien.
En reliant les fils venant de Téhéran, Moscou et Tel-Aviv à Damas, la Syrie se retrouve face à une équation qui menace la stabilité du palais Muhajirine (le palais présidentiel syrien). Les Iraniens estiment que l’obstruction de la frontière syro-libanaise accélérerait la défaite du Hezbollah et menacerait leur sécurité nationale. De leur côté, les Israéliens savent que pour affaiblir le Hezbollah et l’empêcher de rétablir ses capacités militaires, Assad doit fermer sa frontière avec le Liban. Les Russes ne sont pas prêts à intervenir dans ce conflit. Ils tentent donc au moins de comprendre les desseins de chacune des deux parties sans prendre de mesures concrètes, que ce soit pour servir de médiateur ou, le cas échéant, pour soutenir l’une des parties contre l’autre. Assad se retrouve seul entre un allié qui le pousse dans le gouffre, un autre qui observe la scène à distance et un voisin résolument sérieux dans ses menaces.
La Syrie d’Assad est coincée entre ces trois partis. L’assassinat de Hassan Nasrallah par les Israéliens et celui de l’ancien président yéménite Ali Abdallah Saleh le 4 décembre 2017 par les Houthis – sans doute avec l’aval de l’Iran – alimentent les craintes de ces derniers. Sans compter que les Israéliens considèrent plus que jamais Assad, non pas comme un président utile à leurs intérêts, mais comme une menace pour leur sécurité nationale et leurs projets régionaux. Mais la décision de s’en débarrasser n’est possible qu’avec l’approbation du président russe Vladimir Poutine.
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