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En matière de langue, le gouvernement de François Legault n’est guère un paradoxe. Ses ténors continuent de déplorer un supposé « déclin » du français au Québec. L’immigration pourrait-elle contribuer à la ralentir ? Ils préfèrent transformer cette question en épouvantail électoral. Ne devrait-on pas investir dans la francisation ? Les récentes coupes budgétaires montrent que leurs priorités sont ailleurs. La diversité linguistique n’est-elle pas un atout collectif ? Ils s’inquiètent de la langue que parlent les citoyens à la maison.
De telles politiques reposent toutes sur un lien prétendument naturel entre la défense des Français et celle de la nation. L’œuvre essayistique d’André Belleau (1930-1986) rappelle que les choses ne sont pas si simples.
Professeur et essayiste
Dans le paysage intellectuel québécois, le parcours de Belleau peut surprendre. Avant de devenir professeur au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal en 1969 et d’être reconnu comme essayiste au cours des années 1980, il a été fonctionnaire du gouvernement du Canada.
En tant que professeur, Belleau se consacre essentiellement à deux projets majeurs : la littérature française de la Renaissance, autour de Rabelais, et la littérature romantique québécoise du XXe siècle.e siècle. Mais, à partir des années 1950, il publie également des articles sur la musique, le cinéma, la télévision et la littérature. On connaît surtout aujourd’hui les textes qu’il a donnés au magazine Libertédont il fut l’un des fondateurs en 1959.
Plusieurs ont été rassemblés dans une collection posthume, Surprenez les voix (1986). La section « Débats » rassemble des essais sur l’indépendance, la politique et la langue. Parmi ceux-ci, deux restent particulièrement pertinents : « L’effet Derome ou comment Radio-Canada colonise et aliène son auditoire » (1980) et surtout « Langue et nationalisme » (1983).
Médias anglais
Belleau disait des essayistes qu’ils avaient « la joie d’habiter la sémiosphère » (« Petite essayistique », 1983). Là où certains ne voient que des choses, les essayistes perçoivent des signes et tentent de les interpréter. Dans « L’effet Derome », le signe qui attire l’attention de Belleau est un simple élément de prononciation. Pourquoi, dans les années 1970 et 1980, Bernard Derome, l’animateur vedette de la télévision de Radio-Canada, prononçait-il tous les mots étrangers comme s’il s’agissait de mots anglais ?
Ce que révèle l’analyse de Belleau va bien au-delà du seul cas de Bernard Derome. L’« étonnante radiophonologie canadienne » a pour effet de diviser le monde en deux camps : ceux qui parlent anglais et les autres. Cependant, Belleau joue la carte inverse : « L’unilinguisme québécois, fait politique, social, collectif, doit s’accompagner au niveau individuel, comme chez les Danois, les Néerlandais, les Hongrois, d’une sorte de passion multiculturelle. »
Quiconque s’intéresse au sport dans les médias québécois, pour ne prendre que cet exemple, sait que « l’effet Derome » y est toujours présent. Si un athlète n’a pas un nom manifestement français, il se prononce « à l’anglaise ». Combien de Suédois, de Slovaques et de Russes sont devenus anglo-saxons ! Il existe même des cas d’athlètes locaux qui se transforment à nos oreilles. Il arriva un jour que le fondateur Alex Harvey fut rebaptisé « Hââârvé » sur les ondes.
Besoin de français
Déjà en 1980, Belleau affirmait que « l’unilinguisme québécois » allait de soi : c’était un « fait politique, social, collectif ». Il a approfondi la question lors d’une conférence en 1982, « Langue et nationalisme ». Il en a ensuite rédigé un essai, que ses lecteurs connaissent désormais sous le titre « Pour un unilinguisme antinationaliste ». Ce titre, que Belleau a finalement choisi, est volontairement paradoxal. Son objectif est de distinguer deux choses qui semblaient jusqu’alors indissociables : la défense du nationalisme et celle du français.
L’auteur de Surprenez les voix aurait eu du mal à se reconnaître dans les positions nationalistes de la Coalition Avenir Québec (CAQ) : il affirmait volontiers qu’il était un séparatiste fédéraliste antinationaliste. «Je crois que l’indépendance demeure le meilleur moyen de nous sortir de l’ornière nationaliste et que le gouvernement d’un Québec souverain devrait partager diverses compétences avec les communautés régionales. Nous ne dirons pas que ma position n’est pas dialectique » (« L’esthétique du « oui » », 1980). Cette position demeure inédite dans le paysage politique québécois à ce jour.
Mais pourquoi alors défendre le français si ce n’est pour des raisons nationalistes ? La réponse tient en une phrase : « Nous n’avons pas besoin de parler français, nous avons besoin du français pour parler. » En écrivant cela, Belleau ne relie pas la décision de parler une langue à des facteurs externes. Il ne s’agit pas, pour lui, de militer en faveur du français pour défendre une réalité extérieure à lui, la nation ou, à une autre époque, la nation et la religion. Ce qu’il dit du français pourrait aussi être dit de n’importe quelle langue. Ses nombreuses lectures en témoignent : pour lui, le langage est une « faculté humaine fondamentale » qui doit s’incarner dans un langage.
Celui qui est privé de cette « faculté fondamentale » est privé du monde : « Les hommes qui voient leur parole méprisée ne parlent tout simplement pas. Ce sont des silencieux. Le silence de l’humiliation. » Autrement dit : « Pour nous, ne pas parler français, c’est ne pas parler du tout. » Sans le français, les Québécois ne pourraient plus parler, du moins jusqu’à ce que leur langue soit remplacée par une autre. Cependant, pour le Québec, Belleau ne croyait pas cela possible.
Aujourd’hui ?
André Belleau publie « Langue et nationalisme » en 1983. Il cherche alors à « remotiver profondément » le rôle de l’État en matière linguistique. Les raisons qui ont conduit en 1977 à l’adoption de la Charte de la langue française (Loi 101) ne dureront pas éternellement. Belleau refuse de vivre dans un « parc linguistique national ». Il prône une « politique linguistique nationale globale ». C’est à la jeunesse qu’il s’adresse, aux « enfants » et à « la relève » : « Les faits, la réalité finissent toujours par faire exploser les mythes et les mystifications et, en plus, nous n’avons pas le droit de mentir à nos la jeunesse, à ceux sur qui nous comptons pour continuer la lutte. »
Et en 2024 ? Comment « remotiver » la défense des Français ? Quel « combat » faut-il mener ? Belleau se reconnaîtrait-il dans la Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français (loi 14, 2022) ? Les épreuves de Surprenez les voix peut alimenter la réflexion collective.
Imaginons un premier prolongement de la phrase de Belleau qui me concerne : « Il faut que tous les français parlent. » L’essayiste était un fervent défenseur du français au Québec, mais il avait fini, après quelques années de réflexion, par se débarrasser de tout purisme, de tout fétichisme de la langue. Dans « Langue et nationalisme », il utilise fréquemment l’anglais (!) et le français populaire du Québec : « La vérité est que les langues sont des guidounes et non des reines. » Parler français au Québec, en 1983 comme en 2024, c’est exploiter toutes ses ressources. C’est aussi un des traits du style de Belleau dans Surprenez les voix.
Continuons à reprendre sa phrase : « Il faut comprendre le français pour parler. ” Qu’est-ce que cela signifie? Il ne s’agit pas de mettre en valeur le savoir, le savoir ou la maîtrise académique du français, mais de valoriser le savoir, le savoir ou la maîtrise qui permet, par exemple, de mélanger le français standardisé le plus savant, la langue populaire québécoise, le français populaire, les néologismes, l’anglais. , etc. Le rôle de l’école est crucial en la matière. C’est là qu’il faut transmettre une langue vivante, ainsi que la reconnaissance de la variété des registres linguistiques. À cet égard, les écoles québécoises ont beaucoup à faire.
La variation lexicale n’est pas seulement une caractéristique de l’écriture de Belleau ou un principe pédagogique à inculquer. Il fait également référence à son refus de « la fameuse équation État = nation = langue unique ». Belleau ne croit pas qu’il s’agisse d’un « principe clair et indiscutable ». Au contraire, les langues sont continuellement en contact les unes avec les autres, certaines dominantes, d’autres non. De nombreux linguistes considèrent désormais que la prise en compte de ce contact est fondamentale.
Le problème vient du fait qu’au Québec, on semble penser, du moins dans le discours public, qu’il n’y a pas plusieurs langues en contact, mais seulement deux, le français et l’anglais. Belleau n’a pas exploré cette réalité. Il est décédé en 1986, avant que les contacts linguistiques ne prennent la place qu’ils prendront près de 40 ans plus tard, notamment à Montréal. Qu’aurait-il dit, lui qui s’intéressait de si près aux développements les plus récents de la recherche linguistique ?
De même, on ne sait pas ce qu’il aurait pensé des débats et propositions législatives de ces dernières années. Aurait-il retrouvé, dans les positions de la CAQ sur l’immigration, la « passion multiculturelle » dont il se réclamait dans « L’effet Derome » en 1980 ? Aurait-il cru, comme le gouvernement du Québec, dans une publicité de 2022, que « l’avenir du faucon pèlerin reste esquisser » ? Aurait-il participé aux controverses démographiques sur la définition même de ce qu’est un francophone au Québec au XXIe siècle ?e siècle ? Écrirait-il encore qu’il est « abusif, comme le fait le discours québécois depuis tant d’années, de rendre synonymes langue et culture » ? Comment jugerait-il l’injonction gouvernementale à « aimer le français » ? (Est-ce qu’on demande aux Allemands d’« aimer » leur langue ?)
J’éviterai d’attribuer des positions à André Belleau sur l’état des choses en 2024. On ne sait pas quelles auraient été. L’« idéologie nationaliste de la conservation linguistique » qu’il a combattue avec tant d’acharnement dans les années 1980 a-t-elle évolué ? Y retrouverait-il les mêmes défauts ou aurait-il des raisons d’espérer son rétablissement ? Comment décrirait-il « l’environnement » linguistique qui est le nôtre ?
En revanche, la lecture des essais de Belleau reste indispensable. Qu’on s’intéresse à des phénomènes subtils mais révélateurs, ou à une réflexion approfondie sur la nécessité de parler français au Québec, sa réflexion n’a absolument rien perdu de sa pertinence. André Belleau, dans Surprenez les voixest un excellent guide parmi « les signes de la culture » et du langage.
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