J.Jean-François Kahn est décédé à l’âge de 86 ans. Son nom est celui d’un éminent journaliste, mais aussi, pour nous, celui d’un regret. Regret, partagé par de nombreux journalistes, de n’avoir jamais travaillé à ses côtés. Ne serait-ce que pour la clôture de ses journaux, qu’il voulait délicieux et en chanson. Pour le spectacle d’une intelligence vive, qui lui permettait de voir ce que les autres ne voyaient pas. Pour cet art du débat qui n’insulte jamais personne. Pour cette capacité à penser contre soi-même. Pour la discussion transversale, qui pourrait partir du fromage au lait cru pour arriver à Robespierre. De ce côté-là les jours heureux, même quand ça n’allait pas bien.
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Il était un peu marxiste, un peu chrétien, un peu juif, un peu parisien, un peu bourguignon, un peu européen, un peu de gauche, un peu libéral, finalement du centre, où il n’a jamais été plus lui-même. Il était d’un « centrisme révolutionnaire », selon sa formule oxymorique.
Cette épithète de « révolutionnaire » lui a donné la dose d’audace qui manque tant aux centristes. La révolution souhaitée ne consistait pas à renverser la société, de manière gauchiste ou nationaliste, mais simplement à proclamer la liberté de tout remettre en question (des institutions à l’identité), de tout critiquer (des riches aux chômeurs), de tout blasphémer (des monothéismes avec des croyances laïques).
Mais Kahn était avant tout français. De notre vie, nous n’avons jamais rencontré plus français que lui. Ses goûts et ses passions étaient très locaux, tout comme sa sensibilité. Il connaissait les seuils psychologiques de ses compatriotes, ce qui l’a inspiré à mener des enquêtes journalistiques. C’était un intellectuel qui, bien qu’il ait d’abord travaillé dans une station de tri postal, n’aimait pas se déguiser en homme ordinaire, ce qu’il n’était pas. C’était sa façon de respecter les prolétaires. Il avait un visage, une tête d’ampoule qui s’éclairait souvent littéralement quand l’idée lui venait et qui venait d’une époque où les journalistes ne se ressemblaient pas physiquement, venant d’horizons différents. Il portait une cravate pour plaire aux programmateurs de télévision ou pour parler aux « annonceurs » qui acceptaient d’imprimer leurs marques dans ses journaux, mais cela ne lui plaisait pas.
-Quand tout le monde joue aujourd’hui au rebelle antisystème, il l’était bien, sans le dire. Il n’a pas cédé à la complaisance envers les puissants qui lui reprochaient les Unes agressives de son journal, Marianne. Il pensait à ses magazines, que les jaloux qualifiaient de « populistes », comme on pense à un parti politique : un engagement, une cause, un combat, des valeurs, une éthique, des racines, des slogans et, bien sûr, des lecteurs. La défense de la République serait la cause numéro un. Avant Marianne, déjà, à L’Événement du jeudi, hebdomadaire qu’il a fondé en 1984, il commandait des enquêtes sur les forces d’usure dans cette République qui n’était « plus dure » pour reprendre les mots de Cavana. De vraies personnes, lecteurs ou non, étaient à l’unisson de ce qu’il proposait chaque semaine, et elles aussi en prenaient parfois plaisir. Il habitait avenue de la République, entre la place du même nom et le boulevard Jules Ferry. Un endroit fait pour lui. Sa plus grande crainte était le risque de guerre civile. Durant le mandat de Nicolas Sarkozy, il a senti monter en lui cette inquiétude, à mesure que ce président, dans son combat politique, désignait des groupes de personnes. Il s’est donné la mission, qui était celle de son cher Victor Hugo avant Napoléon III, de combattre ce Sarkozy ridiculisé dans Marianne. Bien des fois, le président « bling-bling » a voulu la peau de ce « salopard », mais Kahn en avait vu d’autres : de Gaulle, Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac… À côté, Sarkozy avait l’air d’un enfant turbulent avec son « voyou ». informalité – « Le voyou de la République », Marianne l’avait aussi décrit comme tel.
C’est le moment pour l’auteur de ces lignes de passer de l’impersonnel au personnel, du « nous » au « je ». Un « je » qui est un « nous ». Je me souviens de ce qui fut l’un de mes plus beaux reportages en tant que journaliste politique, à un âge où j’en avais déjà assez de suivre les vieux crabes et les jeunes loups de ce milieu. En 2009, JFK annonce sa candidature aux élections européennes sous les couleurs du MoDem. Il venait de partir Marianne et entendait donner à ses idées une traduction politique. Franz-Olivier Giesbert m’a demandé de suivre les pérégrinations du journaliste.
Ce que j’ai fait pendant trois jours, trois jours merveilleux, où personne n’était comme les autres. Nous avions sillonné le Grand Est, entre villes et villages, entre hôtels de Formule 1 et autres tout droit sortis d’un roman de Simenon avec leurs enseignes délabrées, leurs lits branlants et leur rémoulade de céleri en entrée. Nous avons visité le moulin Valmy, lieu saint des amoureux de la République. « Ce lieu est plus important pour moi que le Vatican », m’a dit Kahn, ému, avant de rencontrer un soldat allemand, un vrai, qui effectuait une mission de coopération avec l’armée française. « Je viens à Valmy pour la première fois et je dois rencontrer un soldat prussien ! « .
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Il s’agissait en effet d’une première pour l’ancien professeur d’histoire. Pour manger, nous nous sommes arrêtés à Sainte-Menehould, capitale mondiale des pieds de porc, où Louis XVI, en fuite, a été reconnu avant d’être arrêté à Varennes-en-Argonne. Nous nous promenions dans la ville de Troyes, au milieu des maisons à colombages, lorsqu’une voix interpelle le journaliste : « Ô l’agitateur ! Que faites-vous ici? » C’était l’avocat Jacques Vergès, seul, petites lunettes sur le bout du nez, soufflant une épaisse fumée blanche de son cigare. A chaque lieu, des rencontres, des surprises, de l’émotion. Au milieu de ces gens réels, Kahn a dû écouter, lui qui a l’habitude de l’être. Tout le monde comprenait qu’il n’était pas responsable du sort des Français et même qu’il ne pouvait rien y faire, mais lui parler faisait du bien, du réconfort, et était toujours l’occasion d’apprendre en retour. Sur scène, il avait l’éloquence d’un vieux professeur de la Sorbonne qui, en même temps, utilisait des jeux de mots. Avant de parler, autour d’une bière, il griffonnait quelques choses à dire qui lui paraissaient importantes et qui témoignaient souvent d’une rencontre récente. Pour le reste, il a improvisé.
A la tête de Marianneil charge ses journalistes de rendre compte de la vie en dehors de la métropole. Il leur a demandé de quitter Paris, une fois par mois, pour vivre des réalités extra-muros. Nous avons terminé notre périple par un arrêt dans le village de Mussy-sur-Seine, fief des Kahn. A 90 ans, sa mère s’y présente aux élections municipales. Visitez la maison et déambulez dans une usine de jeux de société dirigée par un cousin. Puis, passage par le cimetière, où se trouvait sa tombe, vide, et désormais pleine d’un homme qui ne cessera de nous manquer.