Parcourez la filmographie de David Lynch en dix moments clés, qui ont contribué à définir l’adjectif Lynchien – un mélange d’étrangeté, d’angoisse, de glamour, de violence et d’humour noir, comme le café.
Le bébé deTête de gomme (1977)
Premier long, première claque ! Le film de fin d’études de David Lynch, aussi expérimental et fauché que fascinant, préfigure déjà les atmosphères mystérieuses de Pics jumeaux ou de Promenade Mulhollandavec ses scènes en noir et blanc qui semblent tout droit sorties des rêves du futur cinéaste. Ou ses cauchemars ? Aussi perdu que son protagoniste incarné par Jack Nance, on ne peut détourner le regard de cela »femme radiateur”étrangement sexualisé, ni de ce bébé qui hurle. Inquiétant et à la fois si fragile qu’on aimerait le protéger. Es-tu bizarre ? Non, Lynchien.
“Je ne suis pas un animal, je suis un être humain » Dans Homme éléphant (1980)
Lynch est cinéaste-musicien. Par la force combinée du montage et du mixage, il a su créer des mouvements lyriques. La séquence dans la gareHomme éléphant est exemplaire. À la musique symphonique criarde qui bat son plein se superposent le tintement de la locomotive, le souffle de la fumée qu’elle libère de ses entrailles, le cri effrayé d’un enfant, le murmure sournois de la foule… Tout ce brouhaha monte au point de s’arrêter net et laisser entendre dans un silence solennel que «je ne suis pas un éléphant, Je ne suis pas un animal, je suis un être humain… » qui déchire le cœur et l’espace.
“Bébé veut du velours bleu” Dans Velours bleu (1986)
Le psychopathe le plus effrayant du bestiaire lynchien ? On peut raisonnablement mettre en scène Frank Booth, un gangster lubrique et sadique, dopé à l’oxygène et au bourbon, qui agresse sexuellement Dorothy incarnée par Isabella Rossellini, prend son pied dans des scènes perverses et hurle des incantations de malade («Bébé veut baiser ! »“Bébé veut du velours bleu !) avant de mâchouiller la robe de velours bleu de sa proie. Caché dans un placard, Kyle MacLachlan regarde, médusé, le numéro le plus inquiétant jamais livré par Dennis Hopper. David Lynch a dit :Dennis Hopper est Frank Booth et il est le seul à pouvoir le jouer. C’est à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. La mauvaise nouvelle, c’est qu’il s’appelle Frank Booth.
Pics jumeaux et le « putain de bon café » de Dale Cooper (1990)
Et Pics jumeaux Frappant le public par ses mystères très difficiles à élucider et le contexte très sombre de son enquête, la série de David Fincher et Mark Frost est aussi par moment une excellente comédie. Le cinéaste s’est d’ailleurs donné un rôle particulièrement stimulant, Gordon Cole, pour donner la réponse – haut et fort ! – à son acteur principal et ami Kyle MacLachlan. Son Dale Cooper est tout aussi amusant à ses heures perdues, l’acteur apportant son charme indéniable à cet agent hors du commun, accro au café et tarte aux ceriseset prêt à ouvrir son esprit à des méthodes d’enquête peu orthodoxes. Il rencontrera le pire de l’humanité en tentant de découvrir qui a tué Laura Palmer, mais aussi des gens inoubliables, comme « la femme à la bûche » aux conseils avisés, ou la pétillante Lucy, secrétaire du bureau du shérif. Tout n’est pas perdu, à condition de prendre un bon café.
La Chambre Rouge de Pics jumeaux (1990)
A la fin de l’épisode 3, l’agent spécial Dale Cooper (Kyle MacLachlan) entre dans le monde des rêves. Une antichambre magique ornée de rideaux rouges, où attendent la défunte Laura Palmer et l’animateur chaman Michael J. Anderson, qui parle comme un magnétophone qu’on rembobine et enchaîne des déclarations énigmatiques ressemblant à de vieilles publicités des années cinquante : «Il y a toujours de la musique dans l’air »“Ce chewing-gum que vous aimez va revenir avec style »…avant de se déhancher sur un air jazzy. Imaginez le choc des spectateurs de l’époque, qui ont vu en direct leur drame policier dérailler et s’éloigner soudain au pays des rêves. Les spectacles n’ont plus jamais été les mêmes après cette soirée.
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Nicolas Cage chante Elvis dans Marin et Lula (1990)
A l’époque, Nicolas Cage catégorisait deux types de films, « sexuels » ou « cérébraux », plaçant un peu vite Marin et Lula dans la seconde. Cependant, il ne s’agit ici que de tensions et d’impulsions physiques. Sinon pourquoi choisir deux canons érotiques du répertoire du King pour électriser le film de l’intérieur ? Aime-moi tendrement pour conclure sur la carrosserie, et surtout Aime-moi sur la piste de danse. “Traitez-moi comme un imbécile, Traitez-moi méchant et cruel, Mais aimez-moi… » Cage incarne le King devant une Laura Dern langoureuse. Le rouge des néons recouvre le cadre. Marin, l’homme à la peau de serpent, micro à la main devant un public surexcité, ne demande, en effet, qu’une chose : « être aimé « . Lynch continue sa playlist d’Americana vintage soluble dans son vaste monde coloré. Attitude rock’n’roll.
L’apparition de David Bowie dans Twin Peaks : Marche du feu avec moi (1992)
Cinéaste rock star, Lynch adorait fréquenter des musiciens, de vieilles idoles ou des partenaires créatifs, de Roy Orbison à Chrysta Bell. Dans Twin Peaks : Marche du feu avec moi (alias Les 7 derniers jours de Laura Palmer), film-prequel à la série télévisée, détesté à l’époque, adoré aujourd’hui, il a fait ressortir David Bowie (époque Cravate noire bruit blanc) en tant qu’agent du FBI déphasé et halluciné qui perturbe les caméras de surveillance et parle par énigmes («Nous n’allons pas parler de Judy.) – des énigmes que les fans de Pics jumeaux tentent encore aujourd’hui d’élucider. Les deux David (Bowie et Lynch) se retrouvent ici face à face, le réalisateur incarnant Gordon Cole, chef du FBI un peu noble, une sorte de Tryphon Tourneflower des Fédéraux. Bowie reviendra d’outre-tombe dans la saison 3 de Pics jumeaux sous la forme d’une… théière géante. Mais c’est une autre histoire.
L’apparition de l’Homme Mystère dans Autoroute perdue (1997)
Lors d’une soirée hollywoodienne, Fred (Bill Pullman), un musicien atteint d’une grave paranoïa, rencontre un « homme mystère » au visage peint, interprété par Robert Blake, l’acteur de Le sang-froid de Richard Brooks (et la série Barette). Il explique à Fred qu’ils se sont déjà rencontrés. Faites-leur se connaître. La preuve : il est chez lui en ce moment. Euh… désolé ? Fred appelle chez lui pour vérifier et… l’Homme Mystère répond, avant d’éclater d’un rire démoniaque. Tandis que les deux hommes discutent, notez les bruits de la fête qui les entourent, ou plutôt leur absence soudaine : ils ont été remplacés par une sorte de vibration menaçante. C’est le début d’une lente plongée dans les ténèbres insondables de Autoroute perdue. Ou comment glacer le sang avec une simple conversation en prise inversée.
Le monstre de Winkie dans Promenade Mulholland (2001)
Rarement une apparition nous aura autant fait peur à l’écran. Sauf peut-être celui de Bob, semblant surgir tout droit de l’Enfer dans Pics jumeaux ? David Lynch savait comme personne comment faire ressentir une peur incontrôlable aux spectateurs. Est-ce parce qu’elle apparaît précédée de toute l’étrangeté de cette histoire entre rêve (américain) et réalité ? Est-ce grâce à l’avertissement d’un Patrick Fischler lui-même visiblement effrayé ? On a beau tourner dans tous les sens cette vision monstrueuse, il est difficile de comprendre précisément pourquoi elle est si frappante. Et c’est certainement là sa force : revenir aux peurs primaires, que nous sommes incapables d’expliquer. Le cinéaste les filmait-il pour mieux les exorciser ? Ou pour mieux nous hanter ?
Le test atomique Twin Peaks : Le retour (2017)
De retour à Twin Peaks après 25 ans d’absence, avec une troisième saison (Le Retour) qui a retourné les cerveaux de ceux qui l’ont suivie religieusement à l’été 2017, David Lynch a élargi la mythologie de la série, et le histoire de Laura Palmer, plongeant dans le champignon nucléaire du projet Manhattan, lors d’un épisode (le huitième) qui a instantanément marqué l’histoire de la télévision. Imaginé par la société française d’effets visuels Buf, ce voyage atomique s’est mué en un voyage vers le cosmos, comme 2001, une odyssée de l’espacesur l’air funèbre de Threny à la mémoire des victimes d’Hiroshimade Krzysztof Penderecki, une composition que l’on a entendue dans… Brillant. Ou un double hommage à Stanley Kubrick, entre autres folies dans cet épisode labyrinthique et cauchemardesque intitulé «Je dois allumer ?. Soit “Avez-vous du feu ? – l’ultime question lynchienne.