Dans une récente lettre, l’ancien premier ministre du Canada, Jean Chrétien, nous invite à nous rassembler pour défendre « le meilleur pays du monde » face à la menace tarifaire de Donald Trump, qu’il qualifie à juste titre de chantage. S’appuyant sur l’affirmation surprenante et bizarre selon laquelle « le Canada est plus uni que jamais », il invite les provinces à parler d’une seule voix et à passer à l’offensive contre les tactiques de négociation infantiles du président élu américain.
Tout le monde est d’accord : il ne faut pas se laisser insulter et il faut prendre les moyens pour arriver à une discussion la plus rationnelle possible avec M. Trump. Mais au-delà de cette évidence, on cherchera en vain l’unité que prétend voir M. Chrétien. M. Chrétien est victime d’un mirage.
Si j’ai du respect pour le caractère combatif de Jean Chrétien, la stratégie canadienne à laquelle il nous invite repose sur deux mythes et une déformation de l’histoire récente du Québec au Canada. Toutefois, s’appuyer sur une stratégie commerciale internationale basée sur des mythes pourrait avoir de graves conséquences pour le Québec.
ÉTATS-UNIS
Le premier mythe est celui d’une position unique et cohérente du Canada face aux États-Unis qui serait à l’avantage du Québec. Quant à la position unique et cohérente, je vous rappelle que le Canada est un mariage forcé de régions et de secteurs économiques disparates qui n’ont pas les mêmes intérêts. Tant dans l’histoire récente que dans l’histoire plus longue du Canada, la position canadienne dans ce type de négociation commerciale avec les États-Unis n’a jamais été autre chose qu’un périlleux arbitrage entre intérêts occidentaux (hydrocarbures), ontariens (automobile), maritimes (hydrocarbures) , puis le Québec (aéronautique, aluminium, fer, métaux, bois). Cet arbitrage est le plus souvent dicté par le soutien politique du parti fédéral au pouvoir dans chacune de ces régions canadiennes et par la force des lobbys industriels qui y sont présents. Et rappelons-nous une évidence : quand Ottawa fait des arbitrages, il y a des gagnants et des perdants.
Par ailleurs, quant à la possibilité que la position canadienne soit à notre avantage, je vous rappelle que le Québec a trop souvent été laissé de côté dans le passé. Cela tient notamment à son poids politique limité à un cinquième des sièges à Ottawa et à sa différence économique et culturelle souvent mal perçue au Canada anglais. Malheureusement, en tant que province du Canada, le Québec doit passer par le gouvernement du Canada pour faire valoir, par l’intermédiaire d’un gouvernement intermédiaire, ses intérêts auprès de Washington.
Avant même de pouvoir espérer exister aux yeux des Américains, le Québec devra accepter des compromis douloureux dans ses discussions avec les autres provinces et le gouvernement fédéral. Dans une entité aussi hétérogène que le Canada, le poids politique réduit du Québec placera probablement ses priorités au bas de la liste des priorités canadiennes.
Fort et solidaire
Le deuxième mythe est celui d’un Canada qui serait fort et uni, donc capable de passer à l’offensive. Cependant, en raison des intérêts économiques divergents et irréconciliables des provinces, certaines d’entre elles se sont déjà lancées dans des négociations bilatérales et des tournées de séduction, sans attendre ni le gouvernement fédéral ni les autres provinces. Dans un gouvernement fédéral en plein désarroi, il n’est évidemment pas surprenant de voir les premiers ministres provinciaux faire cavalier seul pour faire valoir les intérêts de leur juridiction. Ils pensent à leur région et à leurs citoyens. Qui pourrait leur en vouloir ? Mais prétendre que le Canada fait actuellement preuve d’un front uni est tout simplement contraire aux faits. Nous entendons actuellement une cacophonie canadienne dont les principaux solistes sont Doug Ford, Danielle Smith, François Legault et Justin Trudeau. Nous sommes à mille lieues d’un orchestre jouant la même partition.
Se tenir debout face aux États-Unis et passer à l’offensive plutôt que de languir dans une posture défensive est clairement la bonne chose à faire. Mais cela doit se faire avec lucidité et réalisme et cela nécessite que le Québec ait une position distincte, autonome et offensive. Nous disposons de leviers uniques dans cette négociation, mais nous ne voulons certainement pas que nos leviers soient utilisés pour préserver les intérêts de l’Ontario et de l’Ouest dans leurs dossiers respectifs de l’automobile et des hydrocarbures. Pour la santé de notre économie, nous souhaitons que ces leviers soient utilisés au bénéfice de nos entreprises et de nos travailleurs d’ici. Il faut donc avancer rapidement avec la mise en place d’une équipe québécoise composée de tous nos acteurs économiques et politiques. Avec une telle équipe, nous pourrons développer une position québécoise forte et consensuelle, et nous pourrons la porter sur toutes les tribunes pertinentes.
Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes pour défendre et promouvoir les intérêts économiques du Québec. Dans un Canada fracturé comme jamais auparavant, ce ne sont pas des mythes et des mirages qui permettront au Québec de relever le défi de la prochaine ronde de négociations commerciales.
Nicolas Marceau
Photo fournie par Julia Marois
Nicolas Marceau
Professeur titulaire, Département des sciences économiques, Université du Québec à Montréal
Ministre des Finances du Québec 2012-2014