Au sud du Japon, le petit paradis d’Okinawa est surnommé « l’île des siècles ». En Italie, c’est Nuoro, province de Sardaigne, qui est réputée pour la longévité de ses habitants. Tout comme l’île grecque d’Ikaria, la péninsule de Nicoya au Costa Rica et la communauté adventiste de Loma Linda en Californie, ils ont été décrits par Le journaliste et explorateur américain Dan Buettner,(Nouvelle fenêtre) comme les « zones bleues », ces endroits sur Terre où les centenaires sont bien plus nombreux que sur le reste de la planète.
Depuis plusieurs années, elles font l’objet d’une large médiatisation, à l’image de la série 100 ans de plénitude : les secrets des zones bleues sorti sur Netflix en août 2023. Or, selon une étude pré-publiée (c’est-à-dire pas encore évaluée par des pairs) en mars, réalisée par le chercheur Saul Justin Newman, de l’Université d’Oxford (UK-Uni), cela n’a aucun sens.
Plus largement, le spécialiste du vieillissement démographique a scruté les données démographiques sur les centenaires aux Etats-Unis, en Italie, en Angleterre, en France et au Japon. Il en a déduit que «les données sur le vieillissement humain extrême sont pourries l’intérieur”en raison d’erreurs méthodologiques et de sources problématiques, a-t-il expliqué au média en ligne The Conversation. En septembre, ses révélations lui ont valu le prix Ig Nobel, un prix parodique décerné à des recherches sérieuses, mais “tellement surprenant qu’ils font rire, puis réfléchir”comme l’explique le site officiel.
Franceinfo a interrogé plusieurs démographes sur les principaux arguments avancés par Saul Justin Newman. Dans la plupart des cas, ils expriment leur désaccord.
Les démographes travaillent sur des données erronées : sans fondement
Contacté par franceinfo, Saul Justin Newman a fustigé la méthodologie des démographes, affirmant que leur “validation” consiste simplement en «vérifier la cohérence des documents »qui laisse « erreurs indétectables » quand ce sont “erroné”. Dans son étude, il évoque par exemple l’absence importante d’actes de décès aux États-Unis pour les personnes qualifiées de centenaires.
La critique est “injuste”selon France Meslé, directrice de recherche émérite à l’Institut national d’études démographiques (INED) et membre de l’équipe de pilotage de la base de données internationale sur la longévité (IDL), qui recense les semi-supercentenaires (105 à 109 ans), et les supercentenaires ( à partir de 110 ans). Elle assure que les chercheurs « bien au-delà de la simple vérification d’un acte de naissance » pour les supercentenaires. “On suit leur cycle de vie pour voir s’ils se sont mariés à un âge cohérent, s’ils ont eu des enfants à un âge plausible”explique-t-elle.
Michel Poulain, démographe à l’Université catholique de Louvain (Belgique), cite le cas d’un supercentenaire irlandais pour lequel il a trouvé une soixantaine d’informations cohérentes. Avec des chercheurs italiens, il fait émerger le concept de « zone bleue » dans une étude réalisée en 2004 sur la Sardaigne. Dans le cadre de ses recherches, il n’a détecté qu’une seule erreur : le cas de Damiana, une centenaire qui avait en réalité 107 ans au lieu des 110 ans validés. Ses conclusions sur la longévité exceptionnelle des montagnards sardes ont été validées par deux autres démographes, le Québécois Bertrand Desjardins de l’Université de Montréal et Bernard Jeune de l’Université de Darnemark Sud, dans un rapport de 2006 dont franceinfo a pris connaissance.
Les semi-supercentenaires français n’ont pas d’acte de naissance : faux
Dans son étude, Saul Justin Newman assure qu’aucun des 365 semi-supercentenaires français recensés par la base de données IDL “n’a pas d’acte de naissance original”. «C’est évidemment faux.», rétorque François Robin-Champigneul, chercheur indépendant. “Tous les centenaires français recensés par l’IDL sont validés par un acte de naissance”précise le scientifique, qui fut l’un des pairs chargés de relire une ancienne version de la prépublication de Saul Justin Newman, où le même argument était déjà avancé.
« L’état civil en France a été institué par François Ier au XVIe siècle »rappelle Jean-Marie Robine, co-responsable de la base de données IDL et directeur de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Depuis la Révolution française, deux sources permettent de vérifier l’âge d’un centenaire : les registres communaux et les registres paroissiaux, rappelle le démographe.
Aux États-Unis, les actes de naissance ont fait chuter le nombre de supercentenaires : trompeur
En analysant les données du Gerontology Research Group (GRG), Saul Justin Newman suggère que «l’introduction des actes de naissance» au début du XXe siècle aux États-Unis pourrait expliquer une baisse drastique du nombre de supercentenaires enregistrés. « Lorsque ces États passent à l’enregistrement des naissances à l’échelle de l’État, le nombre de supercentenaires chute de 80 % par an »explique-t-il dans sa prépublication, soupçonnant un problème de fraude.
La collecte de données sur les naissances au niveau national n’a commencé qu’en 1902, rappelle l’American Bar Association. Le système actuel a mis près de vingt ans à se développer, « entre 1915 et 1933, lorsque tous les États y ont participé ». “Si vous êtes né dans un État occidental et que vous avez 95 ans aujourd’hui, il y a de fortes chances que vous n’ayez pas d’acte de naissance, car il n’existait pas.”summarizes Jean-Marie Robine.
Toutefois, François Robin-Champigneul estime que la rareté des supercentenaires aux États-Unis est due à la mise en place tardive de l’état civil dans 37 États, rendant impossible l’inscription des supercentenaires avant une certaine date. Pour le démographe, cela explique la baisse drastique observée par Saul Justin Newman, une fois pris en compte uniquement le nouveau système. Le problème est toujours d’actualité aujourd’hui, explique-t-il : dans les États où les actes de naissance ont été introduits en 1915, les supercentenaires ne pourront apparaître officiellement qu’à partir de 2025. En d’autres termes, il s’agit davantage d’une raison technique que d’une question de fiabilité des données. .
Au Japon, il y avait 82% de faux centenaires en 2010 : faux
Dans sa prépublication, Saul Justin Newman critique la fiabilité des statistiques démographiques japonaises : « En 2010, plus de 230 000 centenaires japonais étaient portés disparus, fictifs, victimes d’erreurs administratives ou morts », indique le chercheur, estimant la proportion de « faux centenaires » à 82 %. Cette année-là, le pays a annoncé que 234 354 personnes inscrites comme théoriquement centenaires dans le registre civil local étaient introuvables. Parmi eux, des citoyens décédés pendant la Seconde Guerre mondiale ou dans l’après-guerre, et dont le décès n’avait pas été signalé au registre civil japonais.
Toutefois, François Robin-Champigneul conteste le pourcentage avancé par Saul Justin Newman. Pour le chercheur français, son collègue considère à tort le “koseki”le registre de famille pour authentifier l’état civil d’une personne, comme une base de données de centenaires, alors qu’en réalité, les deux sources officielles pour le faire sont le recensement national, qui a lieu tous les cinq ans, et le registre des résidents.
« Il faut la population potentiellement centenaire selon le kosekiet le divise par ceux qui ont toujours été officiellement comptés comme centenaires [via le recensement national]», explique le chercheur. Autrement dit, selon lui, Saul Justin Newman mélange deux bases de données différentes. Cela donne un “un ratio qui ne représente en aucun cas une proportion de faux centenaires”il juge.
Pour François Robin-Champigneul, le nombre officiel de centenaires au Japon issu du recensement national n’a jamais fait débat. Selon le ministère japonais de la Santé, le pays comptait plus de 95 000 centenaires, dont 88 % de femmes en septembre 2024.
Les « zones bleues » sont une légende urbaine : à nuancer
Saul Justin Newman critique, auprès de franceinfo, le «promouvoir le mode de vie okinawanais depuis vingt ans». LLe journaliste américain Dan Buettner a en effet développé et commercialisé le concept de « zones bleues » à travers le monde depuis deux décennies. (avec le concours scientifique de Michel Poulain de 2005 à 2017). Cependant, outre la zone californienne de Loma Linda, qui n’a jamais été scientifiquement fondée, des zones de jeunesse comme Okinawa et le Costa Rica, autrefois pertinentes, semblent aujourd’hui montrer leurs limites.
Par exemple, une étude réalisée en 2024 par Michel Poulain montre que la longévité à Okinawa a diminué, la préfecture passant de la quatrième à la 26e place en 2002 en termes d’espérance de vie chez les hommes. « Il y a une fracture entre ceux qui sont nés avant 1947 et ceux nés après 1947 »note le démographe belge à franceinfo. « La Zone bleue d’Okinawa appartient plus au passé qu’à aujourd’hui »résume son collègue Jean-Marie Robine. Les deux remettre en question l’occidentalisation de l’alimentation.
Au Costa Rica, la tendance est similaire. La « zone bleue » de Nicoya a également vu sa longévité diminuer pour les personnes nées après 1930, selon une étude publiée en 2023 par le démographe Luis Rosero-Bixby, qui a contribué à la reconnaissance de cette « zone bleue » en 2007. « Il y a vingt ans, il n’y avait ni McDonald’s ni Burger King. Désormais, toutes ces marques de restauration rapide sont là. Les jeunes préfèrent les sodas aux jus locaux”once again illustrates Michel Poulain.
Pour François Robin-Champigneul, la définition de « zone bleue » est un peu trop vague sur le degré de concentration des centenaires retenus. « Parlons-nous d’une fois et demie plus, deux fois et demie plus de personnes dans une cohorte ? [population étudiée] avoir atteint l’âge de 100 ans dans une zone donnée, par rapport au reste du territoire ? Cela mérite d’être clarifié.il croit.
“Je suis sûr qu’il y a des régions où les gens vivent plus longtemps.”assure cependant le chercheur. Les démographes interrogés par franceinfo se tournent désormais vers les Antilles. Michel Poulain a ainsi identifié la Martinique comme nouvelle « zone bleue » sur son site. Il y a là-bas deux fois plus de centenaires qu’ailleurs en France, écrit-il.