Nous assistons aujourd’hui à une « corruption » du langage, affirmez-vous. Mais en même -, vous qui avez travaillé pendant près d’une décennie sur les textes écrits par Adolf Hitler, constatez que les racines des maux qui commençaient à bouleverser notre vie politique étaient déjà là. Faut-il craindre que les heures les plus sombres de notre histoire se répètent ?
Je ne crois pas à la répétition de l’histoire. Il y a certes des constantes dans les régimes qui utilisent les méthodes linguistiques que j’essaie de décrire dans mes deux livres, mais ce n’est pas pour cela que demain nous aurons à nouveau des camps d’extermination en Europe. Le nazisme est un phénomène historique irréproductible car lié à des conditions et à un cadre précis. En revanche, la pensée fasciste telle qu’elle est, c’est-à-dire la pensée brutale, viriliste, autoritaire, qui ne repose pas sur la réflexion mais sur l’émotion, revient à toute vitesse sur le devant de la scène, avec des conséquences qui pourraient s’avérer incontrôlables.
“Le style d’Adolf Hitler est capable de nous hypnotiser”
Ce que je crains ici et ce que j’essaie d’exposer dans mon livre, c’est la montée de techniques linguistiques qui empêchent la démocratie de fonctionner. Le langage, le logos, qui est la base même du discours démocratique, est remis en cause par un certain nombre de négligences mais aussi par des méthodes qui détruisent progressivement le langage politique dans la mesure où il a pu être noble et significatif pour son fonctionnement.
Aujourd’hui, les politiques et les citoyens utilisent et abusent du terme « fasciste », « facho » presque quotidiennement…
Oui, absolument. Le terme est désormais complètement galvaudé, ce qui menace notre démocratie. C’est par exemple le cas lorsque Donald Trump liste les personnes qu’il dit vouloir éliminer, avec un terme fort comme «éradiquer” en américain, en d’autres termes qu’il le fera”exterminer les parasites : communistes, fascistes et wokistesLe sens du mot « fascisme » est pourtant quelque chose d’extrêmement précis, mais on assiste aujourd’hui au règne du confusionnisme, c’est-à-dire qu’on mélange toutes les catégories de réflexion pour qu’on ne les voie plus. Dans ce contexte, le terme « fasciste » est de plus en plus utilisé comme une insulte. Une fois de plus, nous essayons d’étouffer le poisson.
Cette perversion du langage touche toutes les couches de la société, du contestataire au président de la République. Dans votre livre, vous racontez comment le mouvement des Gilets Jaunes, qui avait au départ un message clair, l’a complètement perdu en cours de route…
Oui, le message des Gilets Jaunes a été perdu et perverti par certains individus qui sont d’un niveau intellectuel absolument catastrophique, ou des intellectuels dotés de capacités que le mouvement exploite, et qu’il récupère complètement pour des thèses qui vont vers la confusion. Dans ce cas, nous avons une distorsion du langage, où même un mouvement qui part de revendications pratiquement syndicales ou d’une plus grande démocratie finit par dégénérer totalement, avec 40% de ses partisans votant finalement pour l’extrême droite. C’est un paradoxe incroyable.
Les distorsions linguistiques ont également été fortement mises en place pendant la pandémie de coronavirus. Quand avons-nous changé ?
On pourrait comparer cela au moment où deux rivières se rejoignent, une jaune et une noire. Ce qui s’est passé en France, c’est que ce mouvement des Gilets Jaunes a été interrompu par l’arrivée du Covid, qui a mis fin presque immédiatement à ce qui restait de manifestations ou de mouvements très puissants. Les gens qui avaient écouté ces discours complotistes se sont d’abord retrouvés bloqués dans leur action physique, puis se sont vu donner de l’extérieur – par des personnes franchement mal intentionnées – une autre chance d’exprimer à travers le monde l’idée que cette épidémie avait été déclenchée comme le résultat d’une erreur, d’une manipulation ou intentionnellement. La deuxième idée véhiculée était que le vaccin destiné à nous libérer du virus – et c’est effectivement le cas – était aussi une arme destinée à lutter contre le peuple.
Ce que je dis aussi dans le troisième chapitre de mon livre, c’est comment, dans ce mouvement anti-vax, il y a une récupération de l’extrême droite pour saisir ses angoisses, nées des théories du complot, et pour tenter de rapprocher la population de l’idée que certains le pouvoir des autoritaires pourrait résoudre les problèmes. Nous assistons au retour des fantasmes complotistes antisémites remontant au Moyen Âge. Ce sont des mécanismes qui empêchent une démocratie de fonctionner car ils sapent fondamentalement la confiance que nous pouvons avoir envers nos interlocuteurs. C’est extrêmement dangereux.
Plus généralement, on constate la dégradation du langage politique. De quelles manières ?
Cette dégradation se produit à travers un certain nombre de choses. On peut citer notamment la triangulation systématique, pratiquée avec virulence par Nicolas Sarkozy. La triangulation consiste à adopter les arguments de l’adversaire pour tenter de convaincre ses électeurs. Et cela prend une dimension dramatique lorsqu’une forme de gauche adopte des idées xénophobes sur le statut des étrangers en France ou, au contraire, lorsque la gauche, toujours laïque en France, qui défend la rigueur de la séparation entre l’Église et l’État d’Église, a commencé à défendre des religions qui posaient des problèmes surtout aux femmes. Tout cela représente une perte d’idées linguistiques car les mots utilisés sont totalement trompeurs et permettent presque toutes les aberrations.
Est-ce que vous décrivez l’ère de la post-vérité ?
L’ère de la post-vérité est avant tout une manière d’utiliser les techniques précitées, à savoir la confusion du langage, le recours modéré ou moindre aux théories du complot pour finalement recréer une réalité à son goût. On peut donner un exemple récent : Robert Kennedy a été nommé chef de la santé aux Etats-Unis, un gentleman qui a adopté toutes sortes de positions successivement dans sa vie, qui a notamment pris des positions virulentes contre les vaccins et qui, aujourd’hui, se présente comme quelqu’un de complètement modéré. On dresse même de lui une sorte de portrait en homme d’État ! Ceci est un exemple de post-vérité.
La chute du savoir est-elle en partie responsable de ce qui nous arrive ?
En France comme partout en Europe, le culte du savoir, notamment celui de l’éducation, fait partie de l’héritage de la gauche populiste. C’est cette idée selon laquelle la connaissance permet de progresser, de faire fonctionner sa raison et sa rationalité sur certaines bases de connaissance. Mais cela a longtemps été remis en question : les attaques verbales ou financières contre l’éducation se multiplient en Europe. Cela veut dire que l’important serait de former ceux qui travaillent et qu’il n’y a pas besoin de réfléchir. Mais pour analyser un discours complotiste il faut avoir des données historiques, il faut avoir des éléments de rationalité, une habitude de discours rationnel et logique. Quand nous ne disposons pas de ces armes culturelles, de ces armes de connaissance, de ces armes scientifiques, nous tombons à la merci de n’importe quel charlatan. C’est très clair : une nation moins instruite est beaucoup plus manipulable.
Que devons-nous faire pour sortir de tout cela ?
La première chose à faire est de relancer le débat démocratique. Mais pour cela, nous avons besoin de personnalités politiques capables de le faire. Or, en France et en Europe, il existe un grave manque de personnes répondant aux normes démocratiques. Nous vivons à une époque où la démagogie est réelle. Il existe aujourd’hui un besoin absolu à moyen et long terme de réactiver la culture, la transmission de la culture, du savoir, du savoir et de la rationalité. Cela est vrai aussi bien face à la menace de confusion politique que face aux menaces religieuses, qui posent également des problèmes importants.