« La CEDH est plus favorable à la laïcité que le Conseil d’État français »

« La CEDH est plus favorable à la laïcité que le Conseil d’État français »
« La CEDH est plus favorable à la laïcité que le Conseil d’État français »

En jurisprudence, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) confirme qu’il n’est pas nécessaire d’attendre que des troubles éclatent pour restreindre le port de signes religieux ostentatoires. Une décision qui dépasse le Conseil d’État français. Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication et auteure notamment des « Entreprises idéologiques à l’Université » (L’Harmattan), Anne-Hélène Le Cornec Ubertini souligne l’importance de cette décision dans une tribune pour « Marianne ».

Le 16 mai 2024, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a confirmé sa jurisprudence constante concernant le port de symboles religieux visibles dans les écoles ou les universités. Elle a rejeté la demande de trois jeunes Belges de confession musulmane qui voulaient annuler le règlement scolaire de l’enseignement officiel de la Communauté flamande de Belgique, en ce sens qu’il interdisait le port de signes visibles de conviction. Le règlement insistait particulièrement sur deux points : la pression exercée sur les autres étudiants par le port de signes religieux et l’impossibilité de concilier certains signes religieux réservés aux femmes avec le principe d’égalité entre hommes et femmes.

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Seule la requête concernant l’article 9 de la Convention a été accueillie, les voies de recours internes n’ayant pas été épuisées pour les autres griefs. En cas de port de signes religieux ostentatoires, l’article 9 sur « la liberté de pensée, de conscience et de religion » est systématiquement utilisé. Les plaignants s’appuient sur son premier paragraphe, consacré à ce qui est permis, quand la CEDH rappelle, à chaque fois, les limites prévues à cette liberté par son deuxième paragraphe.

Signes et troubles religieux

Examinons l’élément principal de la décision de la CEDH qui contraste avec la jurisprudence du Conseil d’État français : « La constatation préalable de troubles dans un établissement donné n’est pas déterminante pour que l’interdiction litigieuse soit considérée comme nécessaire dans une société démocratique ». Pourquoi est-ce important? Car la CEDH estime qu’il n’est pas nécessaire d’attendre que des troubles éclatent pour restreindre le port de signes religieux ostentatoires. Les conséquences aversives prévisibles suffisent à autoriser des règles générales fixées préventivement : « La Cour considère que la notion de neutralité de l’enseignement communautaire, comprise comme interdisant, de manière générale, le port de signes de conviction visibles par les élèves, n’est pas en soi contraire à l’article 9 de la Convention et aux valeurs qui le sous-tendent. ». C’est le principe adopté par toute société civilisée qui crée des lois pour interdire ce qui pourrait sans aucun doute nuire à autrui. Les décisions de la CEDH semblent relever du bon sens. Ils s’opposent cependant à ceux du Conseil d’État français.

Le Conseil d’État de 1989 à 2004 – date de la loi interdisant le port de signes religieux ostentatoires à l’école, au collège ou au lycée – a estimé que les élèves avaient, en principe, « le droit d’exprimer et de manifester ses convictions religieuses au sein des établissements d’enseignement ». Elle s’appuie notamment sur la liberté d’expression des étudiants de la loi d’orientation sur l’enseignement du 10 juillet 1989 et sur l’obligation de non-discrimination de la loi du 2 août 1989 relative aux conditions de séjour et d’entrée des étrangers en France. . Il a donc justifié sa position par des textes très éloignés du sujet, qui, par des contorsions intellectuelles particulièrement acrobatiques, ont transformé l’obligation de neutralité religieuse en liberté d’expression religieuse, sous peine de sanction pour discrimination, sauf troubles avérés à l’ordre public.

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Dans les autres lieux publics, la jurisprudence du Conseil d’Etat n’a pas changé. Il ne veut pas non plus « se réfugier derrière la lettre de la loi » (Sauvé, 2018) de 1905, ni conforme à son esprit : il décide « en faveur d’une lecture ouverte du principe de laïcité » (Sauve, 2016). Pour rappel, cette lecture ouverte de la laïcité était celle des opposants à la loi de 1905. Encore récemment, le 17 juillet 2023, le Conseil d’État a rejeté l’interdiction du port de tenues religieuses, dites burkini ou burqini, à la plage, au motif que le “des risques avérés de violation de l’ordre public” n’ont pas été prouvés.

S’il n’y a pas eu de violences, d’échauffourées ou de bagarres récentes, le risque n’est pas avéré, nous précise le Conseil d’Etat : «Cependant, ni ces incidents [« altercation suivie d’une bousculade » et « menaces, tentative de violence, propos à caractère raciste et apologie du terrorisme »]qui ont eu lieu respectivement il y a onze et sept ans, ni le contexte de menace terroriste persistante, ne sont de nature à montrer que l’interdiction sur toutes les plages de la commune des tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse serait, à la date à laquelle la contestation contestée l’ordre a été pris, être justifié par des risques avérés de troubles à l’ordre public..

Voile à l’université

On est loin du civisme de la loi de 1905. Cette incitation tacite à la violence pour obtenir gain de cause est d’autant moins compréhensible, dans une société de plus en plus violente, que la loi de 1905 existe et qu’elle protège la liberté de conscience d’autrui dans l’intérêt de l’ordre public, sans qu’il soit nécessaire d’en venir aux mains. . En pleine campagne électorale européenne, il est surprenant que la jurisprudence de la CEDH ne soit pas largement médiatisée. Les défenseurs de l’Union européenne pourraient prendre note des décisions de la CEDH en matière de laïcité.

Ils laissent en effet toute latitude aux États et refusent que les sociétés se décivilisent au point d’avoir besoin de «des risques avérés» limiter une liberté de pratique religieuse qui porterait atteinte à la liberté de conscience d’autrui. Mais cela aurait l’inconvénient, pour les opposants à la laïcité, de contester les orientations du Conseil d’Etat alors qu’il leur apporte un soutien institutionnel important. Cela aurait aussi l’inconvénient de poser la question du port de la tenue religieuse visible dans les universités publiques puisque la jurisprudence de la CEDH ne varie pas selon le lieu de formation.

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Sa décision du 16 mai 2024 le souligne : « 62. La Cour a déjà considéré que, dans une société démocratique, l’État pouvait limiter, voire interdire le port de signes religieux par les élèves ou étudiants en milieu scolaire ou universitaire, sans violer le droit garanti à toute personne par l’article 9 de la Convention de manifester leurs convictions religieuses » (CEDH, Mikyas et autres c. Belgique, 16 mai 2024, requête n° 50681/20).

Le recours à la jurisprudence de la CEDH, dans le domaine de l’enseignement supérieur, empêcherait sans doute France Universités de déclarer dans son guide, censé énoncer le droit applicable aux universités, que « Les universitaires doivent s’exprimer conformément aux « principes de tolérance et d’objectivité » (C. educ., art. L. 952-2) et s’abstenir de tout signe d’adhésion à une religion. Il convient donc d’éviter de poser des questions trop polémiques et de prendre en considération aussi bien les avis potentiellement divergents des autres enseignants que ceux des étudiants, tant pendant le cours que lors de l’examen final. ‘année ” (France Universités, 2023, p. 30).

Les conséquences du refus d’appliquer la loi de 1905 pour échapper à la laïcité sont extrêmement graves. Dans ce cas précis, elles conduisent à la fin de la liberté académique des enseignants, chercheurs et enseignants-chercheurs : fin de la liberté d’expression, de la liberté d’enseigner, de la recherche, fin de la controverse scientifique ou encore du débat d’idées. En revanche, place à la censure, à la soumission aux sectes et aux opinions individuelles, à la place des données scientifiques et au développement du raisonnement logique. Entre la lutte obligatoire et la censure des enseignants et des chercheurs, nous avons parcouru un long chemin vers la décivilisation.

 
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