Le 13 novembre 2024 marquera le dixième anniversaire de la mort d’Alexandre Grothendieck, l’illustre mathématicien et grand penseur de l’écologie radicale. Il passa l’essentiel de sa vie entre la Lozère, l’Hérault, l’Ariège, où il mourut.
“Cela a été l’un des chocs psychologiques les plus forts de sa vie.” 1966, Bures-sur-Yvette, dans l’Essonne. Alexandre Grothendieck entend la meilleure nouvelle qu’un mathématicien puisse espérer. La médaille Fields est attendue pour lui à Moscou. Il refuse. Partir en URSS est inconcevable pour un ancien prisonnier des camps nazis. Pire encore, recevoir de l’argent pour ses maths est un affront : “La reconnaissance, les honneurs, les structures… Ils l’ont toujours mis mal à l’aise”, sa fille Johanna le dira plus tard.
Il a envoyé sa médaille au gouvernement du Vietnam, en guise de soutien. C’est à cela que devrait servir sa science. Politique. La lutte pour les droits de l’homme.
Un érudit à part
Il n’a jamais été comme les autres. De plus en plus créative dans ses manifestations, plus visionnaire, plus libre. Dès les années 1960, il enseigne à l’Ihes (Institut des hautes études scientifiques), créé pour lui. “J’ai rencontré Grothendieck en 1964”, se souvient Luc Illusie, qui fut l’un de ses élèves. « Je suis allé le voir dans son bureau et je lui ai expliqué mon problème de mathématiques. Et puis il m’a dit : ‘Non, ce n’est pas comme ça que tu devrais voir les choses.’
Avec Grothendieck, il fallait aller plus loin. Luc Illusie décrit son professeur comme un homme qui privilégiait l’échange avec ses élèves, qui poussait toujours à la rigueur et à l’abnégation. «J’avais l’impression de vivre une aventure. Ce qu’il faisait était si nouveau, si impressionnant.
Une vie tourmentée par la guerre
Grothendieck n’a jamais connu de rivières longues et calmes. Né à Berlin en 1928, il a attendu des années ses parents partis combattre pour le Front populaire en Espagne. Lorsqu’il retrouva sa mère et son père en 1939, toute la famille devint la proie des nazis. Son père, juif d’origine russe, fut transporté à Auschwitz, où il fut assassiné. Sa mère, journaliste de profession, sera internée avec son fils en Lozère, au camp de Rieucros.
Malgré cela, le jeune Alexandre parvient à aller en classe sur les routes de campagne. Après la guerre, il obtient son diplôme. Il reste en Occitanie et s’inscrit à la faculté de mathématiques de Montpellier. Dès le début de sa thèse, il commence à se faire remarquer. Son professeur l’envoie à Paris étudier avec les mathématiciens Charles et Dieudonné.
Le génie
C’est à partir de là que l’étudiant prodige commence à construire sa légende. Les deux mathématiciens lui donnent quatorze problèmes à résoudre. Il doit en choisir un sur lequel travailler au cours des prochaines années. Grothendieck récupère la liste et commence à travailler sur l’un des problèmes. Puis deux, puis trois. En quelques mois, il parvient à tout résoudre.
Il traîne ses chemises, ses jeans, ses vestes de travail et ses lunettes rondes sur les pupitres des plus grandes universités du monde. Les scientifiques vantent le savoir-faire de ce chercheur qui emporte toujours avec lui des corbeilles de fruits dans ses valises. Un homme un peu farfelu, qui enseigne sur la pelouse, qui apporte des croissants aux élèves, qui les invite à dîner chez lui. « Grothendieck a été extrêmement utile, souviens-toi de Luc Illusie Il m’a invité à dîner chez lui, avec sa femme et ses cinq enfants. Son épouse, Mireille Dufour, était tout à fait charmante. Quand on est mathématicien à ce niveau, on n’a pas beaucoup de temps pour sa famille, mais je me souviens de lui comme d’un bon père.”
Trop visionnaire
Une vie de scientifique, et bientôt de militant. Lors des principaux congrès il n’a pas manqué de demander la libération des prisonniers politiques en URSS, de dénoncer la guerre du Vietnam ou encore de critiquer l’industrialisation et les dangers des déchets nucléaires.
« À Harvard, il disait : « Vous êtes fou si vous continuez à faire des mathématiques. Nous devons arrêter la recherche scientifique… Des tâches plus urgentes nous attendent.souligne son élève. « Ce qui m’a attristé, c’est qu’en rejetant la science, il s’isolait du groupe dont il faisait partie. Ce ne sont pas les mathématiciens qui l’ont rejeté. C’est lui qui les a rejetés. »
En 1970, il apprend que l’Ihes est en partie financé par le ministère de la Défense et démissionne. Il part enseigner à Montpellier. Dans les années 1980, il crée le mouvement Survivre et vivre, premier consortium de scientifiques militants pour l’écologie et l’antimilitarisme.
Il est jugé pour avoir accueilli chez lui Kuniomi Musanaga, un moine bouddhiste japonais, au nord de l’Hérault. Il décide de devenir avocat et déclare : “Je plaide coupable du crime d’hospitalité.” Le tribunal classe l’affaire sans suite, ce qu’il rejette. Il fait appel et demande à être condamné. Il sera condamné à six mois de prison avec sursis.
Il s’installe en Ariège, à Lasserre. Ses contemporains commencèrent à le décrire comme un savant fou, un ermite plein d’hallucinations. Bientôt, disent-ils « cet Einstein français » qu’il “vit comme un salarié au salaire minimum.” Il a écrit des dizaines de milliers de pages, aujourd’hui estimées à plusieurs millions d’euros. À la fin des années 1990, Grothendieck invite Jean Malgoire, son élève le plus brillant, qui recevra également la médaille Fields. “Il m’a dit, prends ce que tu veux, je brûlerai le reste.” L’étudiant le fait, à côté d’un bidon d’essence de 200 litres.
Pour éviter que son savoir ne soit abusé, il a préféré tout faire disparaître. Aujourd’hui, il ne reste du savant que des pages éparses dans les archives françaises, y compris à Montpellier, et la mémoire d’un homme trop brillant pour son monde. Prométhée transformé en Cassandre : « Je n’ai aucun doute qu’avant la fin du siècle, de grands bouleversements viendront modifier notre vision de la science » il a prédit.