Cela n’est peut-être rien pour vous, mais pour les défenseurs de la cuisine britannique, cela signifie beaucoup. À partir du 4 novembre, toutes les voitures Eurostar Premier serviront des plats savoureux créés par un jeune chef londonien, Jeremy Chan, choisi par la compagnie ferroviaire. Et tout cela sous le nez des légions de chefs étoilés français et autres meilleurs ouvriers de France à qui aurait été confiée cette alléchante mission. De quoi faire taire ceux qui, de notre côté de la Manche, s’obstinent à mépriser la gastronomie anglaise, jugée fade et maladroite avec ses viandes bouillies, sa gelée frémissante et sa sauce à la menthe. Plus qu’un cliché, c’est la pierre angulaire d’une guerre culinaire que se livrent la France et l’Angleterre depuis des siècles, et un sujet inépuisable de plaisanteries nationales alimentées par nombre de productions pop culturelles, allant d’Astérix aux films de Louis de Funès. Et si l’histoire s’inverseait ?
Le chef Jeremy Chan, la chef pâtissière Jessica Préalpato et la chef sommelière Honey Spencer. © Koray Firat
Ces dernières années, les marqueurs de la tradition culinaire britannique sont apparus un peu partout sur les fourneaux français. Après un long voyage à travers le désert, les tartes sont redevenues désirables au point que deux anciens candidats de « Top Chef », Hugo Riboulet et Albane Auvray, leur ont dédié un restaurant parisien, Groot La Tourte. A deux pas du Palais Garnier, l’établissement Public House, décoré par Laura Gonzalez, déploie depuis plusieurs mois une carte de pub anglais signée par le chef Calum Franklin, dont le travail sur les saveurs et le savoir-faire traditionnels anglais en ont fait une star. outre-Manche.
Culture protestante, saveurs standardisées et rationnement
En librairie, l’un des ouvrages culinaires les plus beaux et les plus passionnants de l’automne est celui de Julius Roberts, un « gentleman farmer » suivi par un million de personnes sur Instagram. Au fil des pages de « The Farm Table » (éd. Hachette), le chef réhabilite nombre de classiques oubliés de la cuisine britannique, comme la tarte au poulet et à l’estragon, les foies de volaille aux épices, la soupe aux choux, au bacon et pommes de terre très sexy… » Après le Covid, à la réouverture des restaurants, les gens ne se sont pas rués vers les restaurants étoilés et chics. Ils voulaient juste passer un bon moment avec leurs amis autour d’une table simple et réconfortante : c’est tout ce que promet la cuisine britannique », raconte l’historien Ben Mervis, dont le best-seller « The Book of British Cuisine » (éd. Phaidon) vient de paraître dans France. « La nourriture permet de décoder une culture, de comprendre les gens et ce qui les relie. Quand je suis arrivé en Angleterre, je me suis demandé pourquoi tant de gens détestaient leur nourriture. »
Bagatelle aux cerises, recette du livre « The Book of British Cuisine » (éd. Phaidon). © Sam A Harris
Plusieurs facteurs expliquent sa réputation effroyable : une culture protestante austère, condamnant les plaisirs de la nourriture et considérant l’alimentation avant tout comme un carburant, tandis que la France l’élève au rang d’un art raffiné et hédoniste. L’industrialisation, qui a vidé les campagnes de ses agriculteurs et inondé le pays de saveurs standardisées. Enfin, le rationnement d’après-guerre, qui a fini par convertir les Anglais à des produits fades et utilitaires sortis directement de l’usine. « Ah, la cuisine anglaise… Au début, on pense que c’est de la merde et, ensuite, on regrette que ce ne soit pas le cas », aurait dit Jacques Chirac à Tony Blair stupéfait lors d’un franco-britannique. Le président français ignorait qu’au même moment, de l’autre côté de Londres, un chef nommé Fergus Henderson inventait, au restaurant St. John, une philosophie culinaire que revendiquent tous les grands chefs français vingt ans plus tard. plus tard : « nez à queue », cuisine du museau à la queue, c’est-à-dire utilisant toutes les parties de l’animal. Anti-gaspi, respect du vivant, célébration des traditions culinaires oubliées, retour en grâce des abats… Difficile de faire plus dans l’air du temps.
« C’est un peu limitant de servir du fish and chips sous prétexte d’être anglais »
Depuis cet été, le nouveau bistro parisien Cendrillon, situé dans le quartier de Belleville, s’inspire largement de Black Axe Mangal, un restaurant culte londonien dont la carte, pointue mais décomplexée, voire carrément loufoque, pourrait être qualifiée de gastronomie punk. . Os à moelle, calmars marinés et supplément de caviar ; salade de crabe frit et papaye ; tomate, bouillon d’agneau et basilic thaï… Les plats sont ludiques mais raffinés, les influences culinaires étrangères assumées et l’ambiance générale chaotique.
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Les chefs anglais sont-ils l’avenir de la bistronomie parisienne ? C’est ce qu’en pense Jack Bosco Baker, qui ouvre cette semaine son premier restaurant, Magnolia, à Paris. Originaire de York, où son père, chef deux étoiles, travaillait pour la reine d’Angleterre, il rêvait d’un bistrot où il cuisinerait des plats français nourris de ses influences anglaises sans tomber dans les clichés. « C’est un peu limitant de servir du fish and chips sous prétexte d’être anglais. Ce que nous apportons à la scène parisienne est plus diffus : je qualifierais notre approche de romantique, car nous regardons la cuisine française et ses magnifiques produits avec un autre regard, alors que les chefs français ont peut-être perdu un peu de leur passion. » La nouvelle génération britannique au secours de la scène française ? Jacques Chirac crierait. Mais rassurons-nous : dans la voiture Eurostar Premier, c’est toujours la pâtissière star française Jessica Préalpato qui crée les desserts. Un partout, ballon au centre.