« Il n’y a plus de père modèle »

« Il n’y a plus de père modèle »
« Il n’y a plus de père modèle »

Et si la fin du patriarcat permettait à de nouvelles formes de paternité d’émerger et de gagner en visibilité ? Se demandant si les « nouveaux pères » sont un mythe ou une réalité, le psychologue et psychanalyste Kévin Hiridjeedirecteur de la revue Le Carnet psy, donne son point de vue « sur les paternités d’hier et d’aujourd’hui » et pose une question cruciale mais à laquelle il n’est pas si simple de répondre : Qu’est-ce qu’un père ? (Fayard, 2024).


Votre livre s’ouvre sur le récit d’un souvenir personnel qui vous a fait dire « Un père, c’est tout ».

Kévin Hiridjee : Je viens d’une famille composée de nombreuses femmes, dont beaucoup travaillaient dans la confection de sous-vêtements féminins. Et je me suis souvenu d’une scène où, m’étant retrouvé déguisé en petite fille par ma tante et ma mère et jubilant de ce moment d’incertitude identitaire, mon père était apparu. Soudain, j’ai été confronté à son regard. Celui-ci incarne bien la figure du père, de l’archétype paternel : « Un père, c’est ça ». Autrement dit, celle qui intervient, qui sépare la mère de son fils (et même qui l’extrait de la mère) mais aussi qui ouvre vers d’autres horizons, qui refuse l’inceste. Un père œdipien en quelque sorte. En même temps, en regardant autour de moi, en discutant avec les gens et en écoutant les patients, j’ai remarqué que cette figure n’était plus dominante et que d’autres figures paternelles étaient apparues. Il m’est apparu clairement que les patients que je voyais en consultation ne rentraient plus dans ce modèle patriarcal. C’est pour décrire cela que j’ai voulu faire ce livre.

L’avez-vous compris plus tard, rétrospectivement ?

Le moment de ma propre analyse a joué un rôle déterminant, car je me suis alors demandé à quoi je m’accrochais, c’est-à-dire à quelle idéalisation j’étais ancré. J’ai dû faire le deuil de ce père et il m’a fallu un certain temps pour accepter que des pères puissent exister autrement que cette figure déifiée d’un père tout-puissant, à la grande voix, dont le jugement s’exerce comme le Dieu de l’Ancien Testament. D’autres pères que le mien, si je puis dire. Et j’ai compris qu’être père, ce n’était pas ça, ou pas seulement ça.

« La reconnaissance du père a toujours été un geste social. Il n’y a jamais eu de modèle naturaliste du père. »

N’y a-t-il plus aujourd’hui de modèle paternel ni même de fonction paternelle ?

Justement, il n’y a plus de modèle. De la même manière qu’on ne dirait plus « une mère, ça y est », la paternité est désormais fragmentée et hétérogène, elle ne s’écrit plus avec une majuscule et au singulier. C’est ce qui est intéressant car on découvre d’autres visages de pères. Il n’y a donc plus de modèle, et c’est tant mieux qu’il n’y en ait plus, car chaque père peut créer la paternité à sa mesure sans avoir à s’ancrer dans une norme précise comme celle-là. c’est peut-être le cas depuis longtemps. Mais au-delà de ce premier aspect, le père a toujours été une construction difficile à définir. Parce qu’il ne porte pas l’enfant, il a toujours été incertain et la reconnaissance du père a toujours été un geste social. Il n’y a jamais eu de modèle naturaliste du père. Peut-on avoir une approche fonctionnaliste ? Existe-t-il une « fonction » paternelle ? Je ne pense pas que l’on puisse le dire de cette façon. Car les mères assument parfois le rôle de tiers, tandis que les pères assument les rôles traditionnellement attribués aux femmes. Cette perméabilité entre les rôles masculins et féminins – que Freud a appelé « bisexualité psychique » – ou cette fluidité entre les rôles parentaux me fait dire qu’il n’y a pas de fonction spécifique au père. En revanche, il existe une fonction propre au tiers. Le tiers est celui vers qui on peut se tourner pour éviter de se retrouver dans une relation duelle ou fusionnée.

Que pensez-vous de cette bande dessinée qui suscite actuellement beaucoup d’intérêt, L’arnaque des nouveaux pères. Enquête sur une révolution ratée, by Stéphane Jourdain and Guillaume Daudin [parue chez Glénat] ?

Par « arnaque », entend-on « déception » ? Nul doute qu’un couple rencontre inévitablement des déceptions lorsqu’il devient parent. Pour une femme, le père de ses enfants n’est pas à la hauteur du père qu’elle a imaginé ou qu’elle a eu elle-même. Mais le terme « arnaque » me semble problématique, car je pense qu’on n’a pas assez regardé les pères : pour ma part, je considère cela comme ce que j’appelle une « hallucination négative », dans le sens où on a du mal à voir de quoi il s’agit. est pourtant sous nos yeux, à savoir que les pères s’investissent très fortement dans leur paternité. Il y a un vrai déni de cette réalité de pères très engagés. Même si parler de « nouveaux pères » dans les années 1980 pouvait en réalité s’apparenter à une arnaque – on le voit par exemple dans le film Trois hommes et un berceauoù les pères dépendent entièrement de leur mère et attendent son retour – ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il ne faut pas confondre la question de la conjugalité, qui concerne les hommes en général, et celle de la parentalité.

Le partage des tâches parentales est-il plus égalitaire que le partage des tâches ménagères ?

Il y a sans doute beaucoup à faire dans ce domaine pour sensibiliser les pères, mais déclarer les pères immédiatement coupables en parlant d’« arnaque » pour signifier qu’ils ne sont pas à la hauteur me semble une erreur. Laissez-les s’exprimer dans leur propre registre. D’ailleurs, il est très difficile de généraliser dans ce domaine : dans mon livre, j’ai essayé de montrer qu’il existait des paternités narcissiques, des paternités séductrices, des paternités mélancoliques, des paternités parfois très problématiques, mais aussi des paternités plus heureuses, créatives et parfois même profondément jouissives pour les enfants. . J’y vois une grande conquête du féminisme qui a permis de donner progressivement une plus grande place au père, car c’est bien le féminisme qui en est à l’origine, à travers l’espoir des femmes qui, justement, se sont déclarées « en attente » ces « nouveaux pères ». Elles ont attendu (beaucoup de temps), mais aujourd’hui il y a beaucoup de femmes qui, regardant avec admiration les pères de leurs enfants, voient un immense changement par rapport aux pères qu’elles ont eu.

« Toute paternité n’est-elle pas une histoire de déception, de deuil d’une certaine figure idéalisée, de fin d’illusion ?

Et comment les enfants regardent-ils leur père ? Dans les dernières lignes de votre ouvrage, vous écrivez que « Le grand marqueur de notre génération est sans doute celui-ci : chaque père aujourd’hui se sent regardé. Nous devrons être tenus responsables. Alors qu’hier le père était le surmoi de l’enfant qui criait « Obéis-moi », aujourd’hui l’enfant est devenu le surmoi de son père. »

Les enfants sont très attentifs : ils scrutent leurs parents, et c’est particulièrement le cas des adolescents. Cela a toujours existé : ils ont toujours eu cette position privilégiée d’observateurs car ils ne sont pas dans le grand jeu des parents. Grâce à leur position à l’écart de la Ville et de tout intérêt économique, social, etc., ils peuvent les voir tels qu’ils sont et porter des jugements extrêmement justes, implacables… et parfois très cruels sur le monde des adultes. . Et ce type de jugement n’a rien à voir avec le Lettre au père de Franz Kafka. Le regard critique qu’elles portent individuellement prend également une nouvelle dimension collective lorsqu’il s’agit de problèmes sociétaux comme le sexisme ou la crise climatique notamment. Mais toute paternité n’est-elle pas une histoire de déception, de deuil d’une certaine figure idéalisée, de fin d’illusion ? J’ai aussi écrit ce livre dans cette perspective, pour arrêter de raisonner avec une conception du père qui, au fond, est une conception infantile, semblable à celle d’un croyant qui attend la bonne parole ou la révélation.

Est-il plus difficile d’être père aujourd’hui ?

Je préférerais demander s’il y a plus de plaisir à être père aujourd’hui. Et à cette question je répondrais « oui », sans aucun doute. Ce plaisir s’accompagne-t-il de nouvelles difficultés ? Je répondrais également « oui ». Il me semble indissociable d’associer plaisirs et difficultés. Tenir un bébé, prendre soin de lui, lui donner le biberon, être en contact avec son corps : ce sont de nouveaux plaisirs et je crois qu’aucun père au monde ne voudrait y retourner.

A lire : Qu’est-ce qu’un père ?de Kévin Hiridjeevient de paraître chez Fayard (320 p., 21,90 €)

 
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