La main est-elle notre deuxième visage ? Réflexions sur les photographies d’Hannah Assouline

La main est-elle notre deuxième visage ? Réflexions sur les photographies d’Hannah Assouline
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Photographe Hannah Assouline publie Visages et mains (Éditions Herscher), livre qui rassemble 150 images de visages d’écrivains et de philosophes. Originalité : ces portraits sont accompagnés de photos de leurs mains, provoquant confusion et interrogations sur les liens entre ces deux parties du corps. Pour approfondir cette réflexion, nous avons demandé au philosophe Emmanuel Houssetauteur de l’essai Le don des mains (Lessius, 2019), pour commenter cinq de ces images.


La main, jaillit de notre humanité

Des visages et des mains, le très beau livre d’Hannah Assouline qui rassemble 150 portraits de visages et de mains d’écrivains et de philosophes, confirme mon intuition philosophique : la main – celle de l’écrivain, du philosophe comme de chacun d’entre nous – est bien plus qu’un outil, elle est l’un des ressorts de notre humanité. Aristote je l’ai déjà dit. A Anaxagore qui a affirmé que c’était “parce qu’il a des mains, l’homme est le plus intelligent des animaux“, Aristote s’est opposé à cela”l’homme a des mains parce qu’il est le plus intelligent» (Parties d’animaux, 686a-686b). Au schéma évolutif de l’humain-animal qui, en se redressant en position verticale, aurait libéré deux de ses pattes de leur fonction de portage du corps et permis la mise en place de l’outil à main ainsi libéré, Aristote s’oppose à l’idée selon laquelle les mains seraient dès l’origine empreintes d’une dimension spirituelle. Comme on le dira Hegel : les mains sont, comme tout le corps, “l’être-là de l’esprit». Qu’est-ce qui distingue la main d’une hache ou d’un stylo ? demande encore Saint Thomas d’Aquin. La hache est un outil que nous pouvons tous utiliser, tandis que la main est un outil spécifique dont moi seul dispose et qui est l’expression directe de mon action et de ma liberté. Il est le sien, interne au corps, mais en même temps ouvert à tous les usages, capable d’apprendre : écrire, faire la vaisselle ou le piano, conduire un vélo ou une voiture… Et donner.

« Au contact des mains, la distinction classique entre action et contemplation s’efface »

De plus, tout le monde n’a pas les mêmes mains et celles-ci sont façonnées par l’histoire. Celles de l’écrivain ne sont pas celles du paysan qui travaille la terre, ni celles du boucher qui ouvre les corps, ni même du médecin qui les soigne. Au contact des mains, la distinction classique entre action et contemplation s’efface. Lorsque mes mains touchent celle d’un autre ou lorsque ma main droite touche ma main gauche, une réflexion charnelle s’opère. Sur les traces de Lévinas, on peut aussi parler du fait de tendre la main et de donner une poignée de main, comme la naissance du geste éthique. Malgré l’expression, le poignée la main ne s’approprie pas ce qu’elle saisit, elle reste ouverte aux autres sans le saisir. Ma main n’est pas un crochet qui saisit l’autre, elle éprouve la dimension insaisissable de l’autre au moment même où elle entre en contact avec lui. Elle est touchée et touchante. Au contraire, si elle saisit violemment la main de l’autre, ce n’est alors plus l’autre qu’elle rencontre, c’est une chose qu’elle s’empare. La main est donc plus que le véhicule du geste éthique, elle en est l’expression directe. »



Le visage et les mains de l’écrivain israélien Aharon Appelfeld photographiés par Hannah Assouline. © Hannah Assouline/éditions Herscher.

Les mains d’Aharon Appelfeld : un refuge pour l’espoir

“Le visage deécrivain israéliensurvivant de la Shoah, est très ouvert : avec sa casquette, il a quelque chose d’un peu prolétaire, il n’a pas l’air d’un intellectuel. Et il y a une correspondance très étonnante avec ses mains qui ne sont ni torturées ni angoissées, mais sereinement posées les unes sur les autres, à la fois fortes et fragiles. Il semblerait que les deux paumes forment un espace protégé dans lequel ces deux mains ont pourtant écrit ce qu’il y a de pire dans l’humanité, l’extermination criminelle de millions de personnes. Il ne suffit pas de dire que ces mains sont marquées par le temps, avec des rides et des taches de rousseur. Parce que ce serait prendre le look d’un dermatologue. Mais ces mains semblent porter une histoire. Comme nous avons deux yeux, nous avons deux mains, la droite et la gauche, qui bien que très proches, ne sont jamais les mêmes : l’une est plus agile et plus adroite que l’autre. Ils ne fusionnent pas, mais entretiennent un dialogue constant. Ce dialogue nous fait comprendre qu’être soi, ce n’est pas être transparent à soi-même, mais être traversé par une faille. Comme le montre clairement Maurice Merleau-Ponty, quand une main touche l’autre, on ne sait jamais laquelle touche et laquelle est touchée. Qui touche et qui est concerné ? Alors qu’en vision, on peut fantasmer que les vues propres à chaque œil se croisent parfaitement en un seul spectacle – oubliant que nous avons deux yeux –, cela est impossible avec les mains. C’est ce que m’évoquent les deux mains d’Appelfeld, cette distance à soi au cœur de la coïncidence avec soi et cet espoir abrité par leurs paumes. »



Le visage et les mains du poète Yves Bonnefoy photographiés par Hannah Assouline. © Hannah Assouline/éditions Herscher.

Les mains d’Yves Bonnefoy : dans les veines de la matière

« Les mains de l’écrivaincomme tout artisan, exprimer le travail et l’ouvrage. Ces mains ont fait un travail. On voit cette œuvre superposée entre ces mains. Mais nous voyons aussi l’avenir du travail. Ce n’est pas un mémorial. La poésie est une œuvre, celle du renversement du champ des significations. Certes Bonnefoy n’est plus là, il est mort aujourd’hui. Mais ces mains que nous voyons ont été prises dans le passé. Et ce qu’on voit à travers eux, c’est aussi des projets d’écriture, des possibilités d’écriture. Leur situation sur la table en bois est intéressante : ils sont en contact avec les choses, avec la matérialité du bois. Et les veines du bois rappellent un peu celles de la main : les lignes du bois, des mains, circulent les unes dans les autres. Comme si l’organique et l’inorganique communiquaient chez ce poète penseur de la matérialité des choses.



Le visage et les mains du poète André du Bouchet photographiés par Hannah Assouline. © Hannah Assouline/éditions Herscher.

Les mains d’André du Bouchet : un raccourci de l’histoire de l’humanité.

« Voici des mains méditantes, qui semblent tendre la main vers la plume de l’écrivain. La photographie est très étonnante. Il y a une sorte de système ouvert : les deux mains côtoient un silex et les feuilles d’un texte dactylographié, corrigé manuellement. L’écrivain a travaillé sur son texte. Les mains l’ont peut-être simplement retravaillé. Le silex, qui est le premier outil, fait face à la plume, qui est peut-être, avant l’écran, le dernier outil de l’homme. Comme si la photo nous offrait un merveilleux raccourci de toute l’histoire de l’humanité. A quoi s’ajoute le pull de l’écrivain, bien épais, dans une pièce qui doit donc être fraîche. La poésie de Du Bouchet est une poésie difficile, pleine de silence, marquée par la pensée deHôlderlin. Tout cet univers semble imprégner l’espace de cette photographie. C’est du grand art ! »



Le visage et les mains du philosophe Emmanuel Levinas photographiés par Hannah Assouline. © Hannah Assouline/éditions Herscher.

Les mains d’Emmanuel Levinas : des mains qui donnent le temps.

« Levinas a beaucoup écrit et réfléchi sur les mains. C’est un thème constant dans son travail. Il soutient qu’une main dans une sculpture de Rodin… est un visage. Car le visage n’est justement pas la figure plastique de l’individu, c’est une expérience éthique, la rencontre avec l’Autre. Les mains peuvent également être tournées vers nous, l’homme. Or les mains de Levinas, c’est un peu les mains… des ouvriers. Il a des doigts épais, comme ceux d’un ouvrier. Ce sont des mains qui, selon nous, ont beaucoup travaillé. Ils semblent subvenir à leurs besoins plus qu’ils ne se reposent. Ils maintiennent le corps presque en équilibre, dans une forme de verticalité. Il n’est pas assis, il n’est pas au repos. Il est vertical. Oui, il est debout. Et les mains sont à la fois un support et une appréhension du monde.

« La main est une autre forme de présence, elle nous donne du temps »

Les mains permettent de se tenir et de comprendre le monde en même temps. Tandis que la montre nous indique que l’heure est donnée par l’aiguille. La main est une autre forme de présence, elle nous donne du temps. Le visage de Levinas exprime le sérieux. C’est la gravité de quelqu’un qui a essayé d’exprimer la profondeur de l’âme humaine, le mal et la sainteté, l’épreuve du monde, l’épreuve terrible du monde. Mais la gravité ne signifie pas le désespoir. Il y a de la lumière dans ses yeux, de l’espoir. Si le passé est un cauchemar, l’avenir n’est pas entièrement sombre. Enfin, son costume-cravate, sa décoration et le décorum qui l’entoure semblent signifier qu’il doit pouvoir voir son prochain de son regard accueillant derrière la fonction, ici celui du philosophe responsable de son œuvre. »



Le visage et les mains de la romancière Leïla Slimani photographiés par Hannah Assouline. © Hannah Assouline/éditions Herscher.

Les mains de Leïla Slimani : douceur et violence

L’écrivain est assise, souriante, les mains posées sur une table avec un bouquet de fleurs. Alors que ses mains sont perpendiculaires sur la première photo, sur la seconde, une seule aiguille apparaît avec une montre. Ces deux images sont très expressives. Le gros plan de la main droite, avec les veines, nous dit dans quel état d’esprit se trouvent les deux mains sur la table : énergiques, vibrantes, elles semblent désireuses de dialoguer entre elles. Ce sont des mains très expressives. Des mains de femmes, fines, belles, singulières en tout cas. Les bénévoles aussi. Et on ne peut s’empêcher de penser au roman de Leila Slimani, Chanson douce, quand tu vois ces mains. On n’oublie pas un tel roman, la violence qui s’exprime à travers une apparence de douceur. C’est exactement ce qu’exprime cette main. »

LIRE
Visages et mains. 150 portraits d’écrivains, deHannah Assouline, vient de paraître chez Herscher, avec une préface de Jérôme Garcin (192 p., 27 €).
Le don des mains. Phénoménologie de l’incorporation, deEmmanuel Housset, a été publié aux Editions Lessius (288 p., 25 €).
Retrouvez également le travail de la photographe Hannah Assouline sur son site internet.

 
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