La résistance de ce couple d’éleveurs basques pourrait faire date en

« Gamelle » est partie la veille, au paradis des vaches à cloches. C’était l’ancienne, celle qui guidait le troupeau pendant la transhumance. C’était aussi la préférée de Philippe Sicre. L’éleveur savait évidemment qu’elle était condamnée. Mais pas si tôt, pas si brutalement, pas si arbitrairement. Lourd. « J’avais besoin de marcher en montagne », dit-il pudiquement, au milieu de quelques-uns des troupeaux restants. De jolies Gasconnes des Pyrénées en robe gris clair, regards sombres et intenses. « Pantoufle », « Pirouette », « Ratatouille » et quelques autres. Les survivantes. Vivantes, mais en sursis. Ce qui est mieux que rien. Ce qui est mieux que tout.


Toutes les vaches de la ferme, principalement des Gasconnes des Pyrénées, portent un prénom.

Bertrand Lapègue / « Sud-Ouest »

8 janvier 2024. Installés à Espès-Undurein, à 6 km au nord de Mauléon, les époux Souletin sont frappés au visage par un tracteur. Symboliquement. Au loto annuel de dépistage de la tuberculose, les Sicre ont tiré la boule noire. L’un des leurs est suspecté. « D’un coup, on a la tête vide », se souvient Sophie, encore secouée. Le prédiagnostic n’est pas bon. Les examens qui suivent le confirment. Stade 3, le plus avancé. Celui qui nécessite l’abattage complet du cheptel. « Ils sont venus nous remettre en main propre l’arrêté préfectoral le 16 février », raconte l’éleveuse. « Le 8 avril, on devait plus avoir d’animaux », confirme son mari.

Douleurs des tripes

L’indemnisation par tête prévoit ces cas, sans compenser la « perte d’activité ». Là n’est d’ailleurs pas la question. La douleur est déchirante. « Nos vaches, c’est notre famille », assure Sophie Sicre. Au chagrin d’avoir perdu 126 des siennes s’ajoute la douleur de devoir tout recommencer à zéro, notamment pour les estives, un savant mélange de compétences et d’habitudes. En même temps, des questions sans réponse s’affrontent. Pourquoi tuer tous les animaux, alors qu’un seul s’est avéré porteur de la bactérie ? Pourquoi ne pas faire des tests et des suivis plus poussés ? Et pourquoi s’attaquer au cheptel bovin, alors que les troupeaux ont été contaminés principalement par des animaux sauvages ces dernières années, notamment par des blaireaux ?

« Là, on pensait vraiment voir arriver 200 CRS… »

Choc, incompréhension : le couple Sicre entre en résistance. « Quitte à tout perdre, on s’est dit qu’on n’avait plus rien à perdre », résume Philippe. Les courriers « menaçants » de l’administration sur les répercussions pénales et financières s’accumulent. Mais le duo ne baisse pas les bras. « On n’a jamais eu peur », assure-t-il. L’insubordination basque coïncide avec la révolte agricole du printemps à l’échelle nationale. Localement, la solidarité est immédiate, notamment à travers le syndicat des agriculteurs ELB.

Un accord conclu le 17 juillet

Elle culmine une première fois le 30 mars, lors d’une manifestation à la ferme. Près de 500 personnes répondent à l’appel. Un collectif transpartisan. « Il y avait des gens d’ELB, mais aussi de la Fédération (FDSEA, NDLR) et des non-adhérents, énumère Philippe Sicre. Ça a confirmé l’adhésion et donné des ailes pour aller plus loin. » Et tient jusqu’au 8 avril. « Là, on pensait vraiment voir arriver 200 CRS… » Le préfet renonce sagement. « Il nous a dit plus tard que quand 500 personnes étaient capables de se mobiliser comme ça, il n’intervenait pas. » Julien Charles propose une oreille « humaine ». Le député Echaniz relaye le mouvement à l’assemblée.

« Même si cela reste très violent, c’est beaucoup plus acceptable qu’un massacre total »

Et les parties ont finalement trouvé un accord le 17 juillet. Premier du genre en , le protocole a ouvert de nouvelles perspectives (lire par ailleurs). « Même s’il reste très violent, il est bien plus acceptable qu’un abattage total », a tranché Sophie Sicre. Une partie du cheptel « à risque » a été sacrifiée – une vingtaine de vaches, dont « Gamelle » –, l’autre partie laissée en vie mais placée sous surveillance pendant plusieurs mois, par des « tests sanitaires ». Les Sicres ont obtenu que 65 animaux soient dans cette catégorie.

Les pâturages d’été, l’espoir

Les ennuis ne sont pas terminés. Derrière la fragile clairière, la foudre attend son heure : « Si deux vaches supplémentaires ont la tuberculose, il faudra abattre tout le troupeau. » À court terme, le manque de nourriture pour les animaux se fait aussi sentir. Contraint de garder ses vaches dans les champs autour de la ferme, le couple n’a pas pu rentrer suffisamment de foin. Une vingtaine de tracteurs ELB sont arrivés le 30 août, armés de 350 balles de fourrage. « Ils sont arrivés avec le sourire, et nous, on pleurait », raconte Sophie Sicre, émue.


Robe grise et yeux cerclés de noir : les Gasconnes des Pyrénées sont des beautés d’exposition.

Bertrand Lapègue / « Sud-Ouest »

L’avenir reste marqué par l’inquiétude financière : « 2024 ira bien, mais 2025… » Les Souletins devront notamment lutter pour maintenir, au même niveau, leur aide européenne à la transhumance, malgré la réduction des effectifs. Comme c’est le cas pour les brebis touchées par l’agalaxie. Les malheurs volant en escadrilles, le retour des estives est aussi très incertain, même si les massacres sont finalement réduits (1). Les troupeaux montent jusqu’à Urdos dans la vallée d’Aspe, frappée ces derniers jours par des inondations et des coulées de boue monstrueuses. « C’est pulvérisé », déplore Philippe, qui s’est rendu sur place pour évaluer l’ampleur des dégâts. La pratique pastorale est la raison d’être du tandem. Mais les Sicre ont déjà déplacé des montagnes. Alors, qui sait ? Peut-être trouveront-ils une autre voie. Et peut-être que « Jeepsie », fille de feu « Gamelle », sonnera les cloches en tête du cortège.

(1) Le protocole est très complexe, les vaches suspectes mais finalement non porteuses de la bactérie sont abattues préventivement pour des examens plus complets. Il ne restera donc pas 65 vaches transhumantes, mais au mieux 30 à 40.


Le Sicre est soutenu par Engerrand Knecht et le syndicat ELB.

Bertrand Lapègue / « Sud-Ouest »

Un protocole expérimental inclus dans la feuille de route de la tuberculose 2024-2029

La lutte Sicre a abouti à la signature, le 17 juillet 2024, d’un protocole expérimental, validé par le ministère de l’Agriculture. Inédit à l’échelle française, il constitue un plan B d’abattage total des troupeaux en cas d’infection tuberculeuse avérée de l’un de ses membres, en vigueur jusqu’à présent. Le nouveau dispositif « repose sur l’abattage, en début de protocole, d’une grande partie du troupeau pour ne conserver qu’un noyau de bovins transhumants, permettant la reprise de l’activité d’estivage de l’élevage rapidement après la fin du protocole, s’il est concluant, détaille la préfecture des Pyrénées-Atlantiques dans un communiqué. Ce noyau sera soumis à quatre tests sanitaires. Les animaux qui réagissent seront abattus pour des analyses post-mortem plus approfondies ». L’ensemble est placé sous la tutelle de la Direction départementale de la protection des populations (DDPP).
Cette expérience pourrait faire date. Elle « alimentera les discussions en cours au niveau national sur l’évolution des protocoles de prise en charge de la tuberculose, initiées dans le cadre de la feuille de route de la tuberculose 2024-2029 ».
Engagé aux côtés du couple Souletin dans la lutte pour cet assouplissement de la règle, le syndicat ELB se réjouit de cette avancée : « Il y a eu une prise de conscience des éleveurs, qui leur a montré que lorsqu’ils ne sont pas d’accord, ils peuvent dire “non” et qu’une autre solution peut être trouvée », estime Enguerrand Knecht, membre de la commission bovine, qui se montre néanmoins très inquiet pour l’avenir de l’élevage local, en raison des dégâts causés par l’infection. Alors que la préfecture se félicite d’un « recul progressif » dans le département (26 cas en 2020, 13 en 2023), le représentant ELB constate qu’il étend sa présence, gagnant des territoires jusque-là épargnés. Ce qui fait naître des inquiétudes plus diffuses. « Une éleveuse m’a récemment confié qu’elle se demandait si elle devait refaire la toiture de son bâtiment, car la tuberculose se rapproche… »

 
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