Le carton de Monde sans fina-t-il été émulé ? Après les questions énergétiques abordées par Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain, Ressources (Casterman, 176 pages, 28 €) explore la question des frontières planétaires sous la forme d’un roman graphique. L’ingénieur bordelais Philippe Bihouix, auteur notamment de L’ère de la basse technologieici enfile le costume (sur mesure, s’il vous plaît) de l’expert, et Vincent Perriot, dessinateur issu de la science-fiction (la série Négalyod, notamment), celui de Candide.
Ce dernier laisse libre cours à son imagination pour illustrer le voyage du duo dans le temps et l’espace, allant de la voiture de Marty MacFly, aux commandes d’un TGV (Bihouix travaille dans une filiale de la SNCF…) ou sur un sac à dos. des abeilles géantes.
Utopies techno
Le point de départ du voyage, ce sont les caprices de conquête spatiale de Jeff Bezos (patron d’Amazon et Blue Origin) et d’Elon Musk (Tesla, SpaceX) pour remonter aux sources des utopies technologiques (celles de Roger Bacon au Moyen Âge par exemple) et la corne d’abondance. Selon ce mythe de la corne d’abondance, les innovations permettront toujours à l’humanité de subvenir à ses besoins matériels.
Les auteurs démontrent par A+B – et à l’aide d’illustrations matérialisant concrètement les enjeux, comme un Minecraft géant recomposant les matériaux de la croûte terrestre de la Terre au Soleil, ou des dessins représentant la réalité de l’activité minière aujourd’hui – que Les projets de Bezos resteront des rêves, compte tenu du rythme actuel de la croissance de l’économie mondiale et des ressources.
« Serons-nous capables d’envoyer des milliards d’humains dans des stations spatiales toroïdales comme il l’envisage, alors qu’on se demande déjà si nous aurons assez de cuivre pour les 30 prochaines années ? », demande Philippe Bihouix.
200 kilos dans les poches (et sur la tête)
Parce que notre société « immatérielle » et « virtuelle » repose sur une exploitation sans précédent de la nature et des humains dans les mines et les usines, loin des villes et des regards occidentaux. Et selon lui c’est une impasse, ou du moins « une parenthèse enchantée d’abondance matérielle, qui sera bien ponctuelle à l’échelle de l’histoire de l’humanité ».
« Les avancées technologiques que nous avons connues et que nous continuerons de connaître – dans la chimie des batteries ou la nanoélectronique par exemple – ne ralentissent pas la consommation des ressources, bien au contraire : les extractions augmentent plus vite que le PIB. Les métaux se font de plus en plus rares et on s’éloigne du recyclage. »
Exemple avec nos téléphones portables. Vincent se réveille un jour en sueur avec un massif rocheux au-dessus de lui. Car « un smartphone nécessite et génère plus de 1000 fois son poids en ressources et déchets » [de minerais inexploitables dont il a fallu extraire les métaux nécessaires, NDLR]soit environ 200 kilos » ! Il « voit alors des ressources partout », de gros rochers flottant au-dessus de chaque machine.
« Le smartphone, cet objet indépassable, est un concentré de technologies nécessitant 45 métaux différents, sur la soixantaine extraite dans le monde pour tous les objets », rappelle Philippe Bihouix. Sa durée de vie est de trois ans en moyenne, contre 30 ou 40 ans pour un tramway. Et lorsqu’il s’agit de recyclage, une grande partie de ces métaux, mélangés dans des systèmes miniaturisés, seront perdus après broyage et fusion des appareils. Au mieux, les procédés industriels permettent de récupérer, et jamais à 100 %, seulement une quinzaine de métaux différents. »
Ainsi, « malgré toutes les belles paroles, nous recyclons très mal » : moins de 1 % de la moitié des 60 métaux utilisés dans le monde. « Ce qui nous a intéressé en écrivant ce livre, ce n’est pas de nous demander s’il y aura assez de lithium ou de cobalt pour les voitures électriques en 2035, mais si les radiologues auront assez de matériel pour travailler en 2300 », explique Philippe Bihouix.
Enveloppes de solutions
L’ouvrage cherche donc à explorer des solutions possibles, à travers la pensée de quelques figures prophétiques (Nichoas Georgescu-Roegen, Jacques Ellul, Donelle et Dennis Meadows, ou encore Pier Paolo Pasolini).
« Nous ne voulions pas nous en tenir à des constats glaçants, mais proposer un album optimiste et tourné vers l’action. Notre marge de manœuvre consiste à injecter une sobriété systématique dans notre façon de consommer. Par exemple, pourquoi avons-nous 4 réseaux d’antennes de téléphonie mobile, un par opérateur ? Nous n’imaginons pas que 4 conduites d’eau différentes arrivent chez nous ! En les mutualisant, nous réduirions de moitié la facture d’électricité en France, l’équivalent d’un grand parc éolien offshore, sans aucune conséquence visible pour le consommateur ! »
Autres sources de sobriété à explorer : réduire le poids des voitures, qui pèsent aujourd’hui en moyenne 1 à 2 tonnes pour transporter la plupart du temps moins de 100 kilos de passagers et de bagages, un gaspillage d’énergie « stupide ». Lutter contre la sous-occupation des logements (un tiers des logements sont actuellement vides ou sous-occupés en France) plutôt que de construire en permanence. Et, au fond, laissez-vous conquérir par la beauté du vivant, en train de disparaître.
« Et si c’était de la « vraie » science-fiction ? », demande Vincent Perriot : travailler au retour des insectes comme les lucioles ou comprendre le langage des baleines, plutôt que de projeter des vies souterraines sur Mars qui n’ont guère l’air sexy… De quoi sortir exalté de ce livre très dense, mais jonglant fantastiquement entre érudition, lourdes réalités. et des envolées d’imagination.
Et aussi…
L’ombre des lumièresVolume 2, “Dentelles et wampum” – Alain Ayroles and Richard Guérineau – Editions Delcourt – 72 pages, €23.75
Débarqué à Québec après ses mésaventures à la cour du roi de France, le chevalier de Saint-Sauveur tente un nouveau pari : pousser la fille du marquis d’Archambaud dans les bras de son valet indien, Adario. Ce qui entraînera tout ce petit monde dans une course-poursuite dans les forêts du « Nouveau Monde ».
Les aventures de ce personnage scrupuleux sont racontées sous forme épistolaire, comme le Connexions dangereuses dont s’inspire le scénariste bordelais, qui penche aussi du côté de Le dernier des Mohicans. Très rigoureuse sur le plan historique, notamment en ce qui concerne les alliances et mésalliances des tribus contre les colons français et anglais, la bande dessinée aborde également, via les réflexions du valet Gonzague, les débats philosophiques de l’époque sur les relations entre Européens. et « sauvage ».
BordeluneTome 1, « Deux gardiens » – Elisabeth Belhache – Bande d’Ados (éditions Bayard) – 64 pages, 13,90 €
Connaissez-vous le basilic du Mirail, un monstre en forme d’énorme coq capable d’abattre de son regard ceux qui s’aventuraient chercher de l’eau ? Ou le dragon niché dans la Vieille Tour, qui terrorisait la ville si une fille de moins de 15 ans n’y était pas amenée tous les dimanches ? Ces créatures légendaires de Bordeaux ressuscitent étrangement lorsque Margot découvre (et dévore) le livre Bordelune, qui raconte l’histoire. Et elle doit y faire face avec sa demi-sœur Abhaya, dont la relation au sein d’une famille recomposée donne une touche sociétale à cette première bande dessinée aux allures de manga. Une histoire fraîche et percutante, signée par la jeune bordelaise Elisabeth Belhache.
Ma vie avec le diabète. Les aventures d’un patient sans peur et sans reproche – Florence Heimburger, Martial Maury et Jean-Christophe Mazurie – Editions du Rocher – 94 pages, 19,90 €
Martial Maury raconte le basculement de sa « vie avec le diabète », des symptômes précurseurs aux nombreux changements radicaux dans son quotidien, en passant par la découverte soudaine et tardive (vers la cinquantaine) de sa maladie. Diabète de type 1, c’est à dire auto-immun, et non déclenché par le mode de vie (alimentation trop grasse et sucrée, activité sportive insuffisante), comme c’est le cas pour 92 % des diabétiques, de type 2.
L’auteur girondin détaille au millimètre près les contraintes d’une organisation qu’exige son traitement : mesure régulière de son taux de sucre dans le sang, effets indésirables (y compris pour ses proches, etc.) des variations de celui-ci, régime strict, injections d’insuline dans dans les circonstances les plus improbables, des complications liées à la maladie (pour la vessie ou même les pieds !).
Il le fait avec une infinie précision, appuyé par les orientations scientifiques de la journaliste Florence Heimburger (collaboratrice de Rue89 Bordeaux) – sur la découverte de l’insuline ou les risques du diabète, par exemple. C’est instructif et très digeste, grâce à une bonne dose d’humour et d’autodérision servie par le style sempesque de Jean-Christophe Mazurie, également designer local.