Un coup comme si tu y étais (!) : c’est l’expérience étonnante qu’offre Alexis Jenni dans son dernier livre, Le cerveau (Travail et Fides, 2024). Celui qui a remporté le prix Goncourt en 2011 pour son histoire L’art de la guerre à la française (Gallimard) offre ici le témoignage d’une expérience d’étrangeté à soi qui lui est réellement arrivée et dont il s’est joyeusement remis. Entretien.
Est-ce que tout va bien pour vous aujourd’hui ? Avez-vous des séquelles suite à votre AVC relativement récent ?
Alexis Jenni : Mon accident vasculaire cérébral hémorragique est survenu il y a un peu plus d’un an, très précisément le 6 décembre 2022. Aujourd’hui, je n’ai plus de séquelles motrices et perceptuelles – disons cognitives – et je n’ai plus de distorsion de la réalité. Mais bizarrement, j’ai un peu froid au côté gauche, ce qui laisse d’ailleurs les neurologues très perplexes. Je dirais que les symptômes les plus spectaculaires ont disparu assez rapidement, en quelques semaines. Il y avait une certaine fatigue qui était certes présente mais dont je ne me suis rendu compte qu’après coup.
Quand avez-vous commencé à écrire votre livre ?
Très tôt, parce que j’ai voulu garder le souvenir de ce qui m’arrivait et y réfléchir, donc dès décembre, sur mon lit d’hôpital. Le livre m’a permis d’enregistrer tout ça… mais aussi de vérifier qu’il fonctionnait toujours du côté de l’esprit et du langage, car il y a certaines formes d’accidents vasculaires cérébraux qui abîment le langage et j’avais extrêmement peur de ça.
« J’étais comme dans un rêve où le rêveur a conscience qu’il rêve. Ce que je vivais était certes étrange, mais ce n’était pas grave » Alexis Jenni
Votre livre s’ouvre sur cette phrase : « Pendant quelques jours, j’ai été un personnage d’un roman de Philip K. Dick. » Dans quel sens?
Je crois que Philip K.Dick – lui-même mort d’un accident vasculaire cérébral – était objectivement fou, au sens psychiatrique du terme. Mais le thème général de ses romans concerne le flottement du réel, dans le sens où le réel est toujours différent de celui que l’on croit voir. C’est exactement ce que j’ai vécu pendant quelques semaines : des moments où ma perception de la réalité vacillait. Mais j’en étais conscient, car à chaque fois que j’en étais la proie, la raison en moi reconnaissait un problème cérébral ; Je savais que cela pouvait arriver, que le cerveau en était capable et donc que ce que je vivais n’était pas « réel ». Voici en fait ce qu’un médecin a dit à mon partenaire pendant que j’étais à l’hôpital : « Il voit des choses, mais il n’y croit pas : c’est bon signe ! »… Connaître un peu la neurologie m’a permis de ne pas plonger dans un cauchemar de réalité vacillante.
Est-ce pour cela que tu n’as jamais eu peur de la mort ?
Jamais. Je n’ai jamais eu peur à cette époque. C’est probablement un symptôme, un déni. J’ai réalisé par la suite qu’il devait y avoir une sorte de coupure électrique émotionnel – sans doute une fonction cérébrale d’effacement ! Au moment de mon AVC, je me suis concentré entièrement sur la partie rationnelle de ce que je vivais, mettant de côté toute la partie émotionnelle qui aurait pu être la panique. Et quand les gens me disent que ça a dû être un choc pour moi, je leur dis non, que j’avais le contrôle total… Vous savez, j’étais professeur de biologie et j’enseignais à mes élèves le fonctionnement du cerveau et le fonctionnement de la perception. Je leur montrais aussi une vidéo sur l’héminégligence gauche, c’est-à-dire la difficulté de prêter attention au côté gauche lorsqu’une partie du cerveau droit est atteinte, où l’on pouvait voir les tests que les médecins faisaient aux patients pour évaluer l’étendue de la maladie. dommage. Et quand j’ai reconnu ces mêmes tests, j’ai ri intérieurement pour réaliser que j’étais entré dans ma vidéo.
« C’était même intéressant d’observer ce qui m’arrivait. Quand j’ai vu mon lavabo fondre sous mes yeux et couler jusqu’au sol, je l’ai senti avec ma main valide et j’ai compris que ce n’était pas la réalité. » Alexis Jenni
Un peu à la manière de ce qu’on appelle un « rêve lucide » ?
Oui, c’est comme dans un rêve où le rêveur a conscience qu’il rêve. C’est ce que j’ai ressenti et c’est ce qui m’a rassuré : ce que je vivais était certes étrange, mais ce n’était pas grave. J’étais même intrigué de vivre personnellement un phénomène bizarre, difficile à concevoir et à imaginer, mais qui m’avait souvent intéressé durant mes études et qui, ici, m’arrivait. Par exemple, lorsque j’ai vu mon lavabo fondre sous mes yeux et couler jusqu’au sol, je pouvais le sentir avec ma main valide et j’ai bien compris que cette image ne correspondait pas à la réalité, à la réalité physique du lavabo qui, en elle-même , , était très solide, comme me l’a prouvé le sens du toucher. La partie gauche était visible, ce n’était pas un voile noir mais elle n’atteignait pas ma conscience, ou bien elle apparaissait avec des distorsions.
© Editions Travail et Fides
Peut-on comparer ces distorsions visuelles à celles provoquées par la prise de drogues ?
Mes expériences dans ce domaine sont très modestes… Ce que je peux deviner des hallucinogènes leur ressemble probablement, mais j’avoue mon incompétence ! En revanche, l’AVC est une expérience qui permet de voir comment les choses fonctionnent à partir du moment où cela ne fonctionne plus. C’est comme avec l’inconscient freudien : on ne le voit pas, sauf lorsqu’apparaissent des dysfonctionnements comme des lapsus. Il en va de même pour l’inconscient cognitif, qui n’est perçu que lorsqu’il fonctionne mal, c’est-à-dire au travers d’illusions ou de lésions. J’ai pu l’observer évoluer en temps réel, alors qu’habituellement on ne peut jamais l’éprouver directement comme on peut le faire avec d’autres parties de notre corps.
« L’inconscient cognitif est comme l’inconscient freudien : on ne le voit que lorsque des dysfonctionnements comme des lapsus apparaissent » Alexis Jenni
Faut-il inciter les neurologues (voire les philosophes) à pratiquer des accidents vasculaires cérébraux pour mieux approcher cette réalité qui échappe à la conscience ?
Les effets sont tellement aléatoires que ce serait très dangereux. Mais il ne fait aucun doute que les expériences des patients sont très instructives pour les neurologues.
Et pourquoi refusez-vous d’appeler votre cerveau « mon cerveau » et insistez-vous à le désigner en écrivant « le cerveau », de manière impersonnelle ?
Le pronom possessif me dérange car qui en serait le sujet ? Le fait est que ce cerveau, en tant qu’organe, possède une certaine autonomie dans ses mécanismes, que je ne contrôle pas. Et qu’est-ce que je suis ? Probablement le résultat de l’activité de ce cerveau, mais en prétendant que ce serait le cas Mon le cerveau impliquerait de se demander où se trouve ce soi et en quoi il consiste. Je ne sais pas… Par contre, je sais que j’ai observé les mécanismes de cet organe, c’est-à-dire la manière dont il reconstruit la réalité. Car le cerveau n’observe pas la réalité mais c’est lui qui la construit. J’avais lu les livres de Lionel Naccache sur cette question : nos organes sensoriels envoient des messages nerveux au cerveau, et c’est tout ce que le cerveau possède, car il n’y a ni image ni son. C’est alors qu’il y a une reconstitution de la réalité. Le cerveau bricole, s’arrange avec ce dont il dispose pour reconstruire quelque chose de cohérent.
“Je dis LE cerveau au lieu de Mon cerveau, parce que prétendre que ce serait le cas Mon le cerveau impliquerait de se demander où est ce soi et en quoi il consiste » Alexis Jenni
Avec la publication de votre livre dans une nouvelle collection intitulée « Qu’est-ce que ça change ? », qu’est-ce que cette expérience d’AVC a changé pour vous ?
La question est plutôt : « Sachant que nous avons un cerveau, quelle différence cela fait-il ? » Et cette question est implicitement une réponse à Paul Ricœur qui, dans son dialogue avec le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux (La nature et la règle. Ce qui nous fait réfléchir, Odile Jacob, 1988), avaient tendance à soutenir que cela ne changeait rien à notre vie intérieure. Et je réponds qu’au contraire, cela me permet de ne pas me laisser emporter par les oscillations du réel, de ne pas paniquer et de garder un regard méthodique et de savoir qu’il existe une sorte d’inconscient cognitif qui reconstruit le réel. Savoir que j’ai un cerveau et qu’il fonctionne me permet de stabiliser ma présence au monde et de ne pas être victime de ces fluctuations dont j’ai été témoin et qui peuvent survenir.
Votre AVC vous a-t-il rendu méfiant quant à votre perception de la réalité ?
Lucide, plutôt. Je sais, pour l’avoir vécu, qu’il existe en moi des mécanismes qui reconstruisent la réalité, et donc que je dois prendre ce que j’en perçois avec prudence, ou du moins avec circonspection.
Le cerveau, d’Alexis Jenni, vient de paraître aux Éditions Labor et Fides. 96 p., 10 €, disponible ici.