ENTRETIEN.- Pour le 50e anniversaire de la loi Veil, qui a légalisé l’avortement le 17 janvier 1975, l’écrivaine Léa Veinstein revient sur la réalité de l’avortement clandestin, au cœur de son livre Écoutez simplement les femmes.
Le 17 janvier 1975, après des années de débats houleux, la loi autorisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG) est officiellement promulguée en France. Cette loi, dite « loi Veil », reste aujourd’hui associée à la figure de Simone Veil, alors ministre de la Santé, qui défendit avec détermination le projet de loi devant une Assemblée nationale alors « presque exclusivement composée d’hommes ».
Pour le 50e anniversaire de cette loi, l’Ina a recueilli les témoignages de centaines de femmes qui ont avorté en secret, dans la douleur, avant la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse en 1975. Parmi elles, l’auteure Annie Ernaux et l’ancienne ministre Christiane Taubira. On les retrouve dans un documentaire, une série de podcasts et le livre Écoutez simplement les femmes (1) sous la plume de Léa Veinstein (à paraître le 22 janvier). Pour Madame Figarol’écrivain raconte la réalité de l’avortement clandestin. Entretien.
Madame Figaro .- Votre documentaire Écoutez simplement les femmes donne la parole à celles qui ont vécu l’avortement clandestin en France. Quelle histoire commune ressort de ces entretiens ?
Léa Veinstein.- Bien que chaque histoire soit personnelle, on observe une chronologie de l’avortement. Il y a d’abord la découverte de la grossesse. Habituellement, ce moment est une surprise totale pour les femmes. Il faut rappeler le contexte des années 1960 où il n’y avait quasiment pas d’éducation sexuelle. Alors parfois, cette grossesse leur tombe dessus. C’est ce que rappelle Gisèle Halimi lors de sa plaidoirie au procès de Bobigny (l’avocat a défendu en 1972 la jeune Marie-Claire Chevalier, jugée pour avoir choisi d’avorter, NDLR), lorsqu’elle dit que les femmes doivent avoir un moyen de savoir comment tomber enceinte. Outre la méconnaissance de son propre corps et de son fonctionnement, la contraception est peu répandue. Bien entendu, la pilule existe déjà mais il faut avoir une autorisation parentale pour l’acheter.
Une fois le choc de la grossesse passé, il est temps de prendre une décision. Et une chose m’a vraiment frappé dans les témoignages recueillis : la détermination des femmes. A l’époque, l’avortement était illégal, voire totalement interdit. Les femmes ne savent généralement pas comment elles vont s’y prendre, elles n’ont personne à qui en parler et pourtant elles n’ont aucun doute. La grande majorité d’entre eux se disent même prêts à mourir. Il y a cette preuve qu’ils ne veulent pas de cette grossesse, que ce n’est pas possible.
Ces femmes qui témoignent de leur avortement clandestin viennent de tous horizons…
Oui, nous voyons tous les profils. On aurait tendance à garder à l’esprit un scénario d’avortement clandestin comme celui décrit par Annie Ernaux dans son livre L’événement : une jeune étudiante d’une vingtaine d’années qui vit sur son campus universitaire, qui est au début de sa vie sexuelle et découvre qu’elle est enceinte. Cependant, même si de nombreux témoins se retrouvent dans ce scénario, il existe aussi des femmes déjà mères, qui ont déjà 2 ou 3 enfants et pour qui il est tout simplement impossible de poursuivre la grossesse pour des raisons financières ou professionnelles.
Quel est le parcours de celles qui décident d’avorter clandestinement ?
Certaines femmes se disent qu’elles se débrouilleront seules. Par exemple, en introduisant des aiguilles à tricoter ou en tombant dans les escaliers… Et puis, il y a tous les autres – la grande majorité – qui partent chercher « une solution », « une adresse », « un faiseur d’anges » grâce au bouche à oreille. . Jusqu’à très peu avant la loi, jusqu’en 1972, la méthode d’avortement la plus répandue était la sonde introduite par les « faiseuses d’anges », des femmes parfois étrangères au corps médical et qui réalisent cette intervention clandestinement dans leur appartement en échange d’une rémunération. .
La grande majorité des femmes ayant eu recours à l’avortement clandestin se disaient même prêtes à mourir.
Léa Weinstein
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C’est à dire ?
Lorsque les femmes trouveront enfin un contact, nous leur fixerons un prix. Un emplacement leur est alors proposé pour placer la sonde. Lorsque l’acte fonctionne, il provoque des saignements. Dans la plupart des cas, une fois ce saignement apparu, les femmes se rendent à l’hôpital en prétextant une fausse couche et demandent un curetage. L’hypocrisie du corps médical est totale car les médecins savent très bien ce qui se passe. Et en plus, cela ouvre la porte à beaucoup de violence. Les femmes décrivent une profession médicale hostile, qui peut commettre des violences gynécologiques et psychologiques, voire pire. À ma plus grande surprise, de nombreux témoignages font état d’agressions sexuelles et de viols. C’est aussi la réalité de la clandestinité. Comme l’avortement se déroule discrètement, la femme est entièrement vulnérable et soumise aux médecins. Il existe une forme de chantage implicite qui oblige les femmes à se murer dans le silence. Mais à partir de 1972, une autre méthode appelée « méthode Karman », plus simple et beaucoup plus sûre pour les femmes, arrive des États-Unis et modifie profondément les pratiques.
Cette clandestinité peut aussi conduire à une issue tragique…
Oui, de nombreuses femmes sont mortes lors d’avortements clandestins. On ne saura jamais combien il y a eu de morts, mais ce qui est sûr c’est qu’ils ont été tués pendant longtemps. L’actrice Ana Girardot, dont la grand-mère est décédée lors d’un avortement clandestin, raconte également dans le documentaire de Sonia Gonzalez et Bibia Pavard que cela est resté très longtemps un tabou dans sa famille. On préférait dire que sa grand-mère était morte d’une appendicite.
« Il suffit d’écouter les femmes », tel est le titre de votre ouvrage et ce sont aussi les mots de Simone Veil, le 26 novembre 1974, devant une Assemblée nationale presque entièrement composée d’hommes. « Il suffit d’écouter les femmes », et pourtant elles ont été condamnées à rester dans la clandestinité jusqu’en 1975… Pourquoi a-t-il fallu si longtemps pour qu’elles aient le droit d’avorter ?
D’abord parce que l’avortement se heurte à la domination patriarcale et masculine de la loi. Ensuite, il y a quelque chose qui concerne la survie de l’espèce, la reproduction, et les enjeux religieux ne sont jamais loin. En tout cas, jusqu’au début du 20e siècle, l’avortement est un acte qu’il semble inimaginable de légaliser. À cela s’ajoutent des enjeux économiques. Après la Seconde Guerre mondiale, le pays dut être repeuplé. Il était donc inconcevable de faire une loi qui permettrait aux femmes de limiter les grossesses.
Dans quel contexte Simone Veil a présenté cette loi en 1974 ?
Dans les années précédant la loi Veil, les avortements étaient très largement pratiqués. Tout le monde le sait et c’est surtout un sujet médiatique dont on parle. En 1972, le procès de Bobigny a notamment permis de mettre le sujet dans le débat public – et c’était l’objectif de Gisèle Halimi de tenir un procès pour l’Histoire et de mettre en lumière l’hypocrisie de la loi. Il existe également des appels publics à légaliser l’avortement comme le manifeste des 343 (chronique écrite par Simone de Beauvoir publiée le 5 avril 1971 dans Le nouvel observateur). Et puis, il y a la conquête des droits des femmes à travers la voix des mouvements militants et des associations féministes. Résultat : en 1974, le gouvernement doit agir, il n’a tout simplement plus le choix. Sachant qu’il y avait déjà eu une première tentative du gouvernement Messmer (sous la présidence de Georges Pompidou) de réviser la loi. En vain. Lorsque Valéry Giscard d’Estaing a été élu président, il savait qu’il fallait agir sur la question de l’avortement et il a choisi Simone Veil pour mener le dossier.
Cinquante ans après, comment évaluez-vous les progrès en matière de droits des femmes et d’accès à l’avortement en France ?
Je mentionnerais déjà les progrès. Aujourd’hui, l’avortement est remboursé par la Sécurité sociale, ce qui n’était pas le cas en 1975, et son accès est censé être garanti sur tout le territoire. Il existe des endroits où une femme peut arriver le matin et pratiquer gratuitement un avortement pendant la journée. Cela semble aller de soi mais il est important de le souligner quand on voit ce qui se passe dans certains pays. En France, le droit à l’avortement est donc garanti, il est constitutionnalisé et en cela, c’est un progrès indéniable et précieux.
Après, bien sûr, il est important de rester vigilant. Nous savons qu’il s’agit d’un droit extrêmement fragile. La liberté des femmes de contrôler leur corps est en jeu et sera toujours en danger. Et les hommes doivent se charger de cette question. Il faut veiller à ce qu’il ne s’agisse pas d’un sujet de « bonnes femmes ». Enfin, il reste encore des problèmes à résoudre. Il faut par exemple faire attention aux délais et faire en sorte que l’IVG soit facilement accessible partout en France.
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Malgré ces avancées, le droit à l’avortement recule dans certains pays. C’est le cas en Pologne et aux Etats-Unis où le sujet a été au cœur des débats lors de la dernière élection présidentielle. Quels sont les principaux défis aujourd’hui ?
L’avortement est un droit constamment menacé. Il peut changer à tout moment. C’est bien de le constitutionnaliser en France, mais une Constitution peut changer. Ce qui se passe aux États-Unis n’est pas seulement un problème américain. Partout dans le monde, nous assistons à la montée d’une idéologie hostile aux femmes. Du côté de Trump et de ses partisans, ils sont allergiques au fait que les femmes puissent contrôler leur corps. Il s’agit d’une menace concrète pour les Américaines qui n’auront d’autre choix que de développer un réseau d’avortement clandestin. Parce que que ce soit légal ou pas, que cela nous plaise ou non, les femmes avortent.
(1) Écoutez simplement les femmes de Léa Veinstein, éd. Flammarion, 288 pages, 21 euros.
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