“Si Bolsonaro était encore au pouvoir, nous aurions été censurés”

“Si Bolsonaro était encore au pouvoir, nous aurions été censurés”
“Si Bolsonaro était encore au pouvoir, nous aurions été censurés”

Paris Match. Douze années se sont écoulées entre votre précédent film et « I’m Still Here ». Vous n’aviez plus envie de cinéma ?

Walter Salles. Oui, mais entre-temps j’ai développé deux scénarios originaux sur le Brésil. Mais l’histoire du pays a évolué plus rapidement que je ne l’avais imaginé. Comme pour tout film de fiction, j’ai également réalisé un documentaire, cette fois sur le cinéaste Jia Zhang-ke. Et plus récemment, j’ai tourné une série consacrée au footballeur Socrate, le premier à avoir tissé des liens entre la politique et le football au Brésil. Mais j’avais en tête que pour mon retour à la fiction il me fallait un projet à la force symbolique évidente. Lorsque Marcelo Paiva a publié son livre en 2015, j’ai presque immédiatement commencé à travailler sur son adaptation.

Vous n’avez pas grandi au Brésil, au plus fort de la dictature. Que saviez-vous ?

Je savais ce que tout le monde sait : un gouvernement avait déchiré la Constitution, avait anéanti les libertés individuelles et avait introduit la censure. Et on savait aussi que des groupes armés résistaient dans différentes régions du pays. Nous en avons parlé avec mes parents mais indirectement. Une famille comme celle des Paivas, où l’on écoutait les nouvelles tendances musicales brésiliennes, où l’on avait d’abondantes discussions politiques, effrayait les militaires au pouvoir. Chez eux, nous avons rencontré des éditeurs, des journalistes, des politiques, c’était un véritable lieu de débat, où le souvenir de la démocratie était très vivace. En 1968, il y a eu un coup d’État dans un coup d’État, et tout le monde a compris que personne ne serait épargné. C’est alors que Rubens Paiva fut kidnappé.

Comment avez-vous vécu le départ des généraux en 1985 ?

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Ils sont partis parce que le pays s’était effondré économiquement, à cause de leur gestion catastrophique. Ils ont abandonné le pouvoir, laissant derrière eux une inflation à 100 %, une dette colossale et le début de la fin de l’Amazonie avec la mise en place de l’autoroute transamazonienne, une des nombreuses dystopies brésiliennes nées sous ce régime. Ils avaient établi une disparité économique et sociale aberrante, un système de sécurité sociale inopérant. Les services publics étaient mal conçus et ne remplissaient plus leur rôle…

Pourquoi mettez-vous en avant la place des femmes dans la résistance ?

Le Brésil est un pays où un grand pourcentage de familles sont monoparentales. Cela est dû en partie à la migration des populations du Nord, suite à l’industrialisation, et donc au développement des offres d’emploi au Sud. Souvent, les hommes de ces familles ne revenaient pas. Mais il y a aussi le fait qu’au Brésil, dans tous les secteurs, les femmes jouent un rôle emblématique extrêmement important. Et ce n’est pas un hasard si, dans la plupart de mes films, ils sont au centre du récit, ils doivent tous relever des défis, se réinventer et se redéfinir.

Eunice (Fernanda Torres), épouse de Rubens Paiva.

©DR

Eunice Paiva n’a jamais dit à ses enfants que leur père avait été assassiné. Et, à 48 ans, elle a dû devenir avocate pour subvenir aux besoins de sa famille. Est-elle la plus grande héroïne ?

Oui. Mais silencieux, que Fernanda Torres (nominée meilleure actrice aux derniers Golden Globes, NDLR) a très bien intégré. Si Eunice devient avocate à 48 ans, c’est parce qu’elle pense que le combat doit se faire légalement. C’est une femme qui ne pleure jamais, qui refuse d’être victimisée. Dans le drame qui la touche, elle ne pleure même pas devant ses enfants. Il y a une dureté dans ses relations avec eux qui est vraiment intéressante et qui rend les choses plus complexes. Même pour son fils, Marcelo, qui a raconté son histoire dans un livre, il a fallu des années pour la comprendre. D’autant plus qu’il a commencé à écrire son œuvre alors qu’elle commençait à perdre la mémoire. Elle qui se battait depuis des décennies pour entretenir la mémoire de sa famille. Et, dans le même temps, le Brésil a commencé à devenir amnésique à l’égard de sa propre histoire en élisant Bolsonaro.

Le film se termine par une forme d’avertissement : au Brésil, le fascisme n’est jamais loin.

Oui, nous vivons un moment de fragilité démocratique dans le monde. Mais les institutions peuvent parfois être des lieux de résistance. C’est ce que croyait Eunice.

« Je suis toujours là » a été un énorme succès au Brésil. Comment l’expliquez-vous ?

Cela montre une réelle volonté du public brésilien de se regarder lui-même, de se confronter à sa propre identité. Il y a aussi le fait que plusieurs générations, dont de nombreux jeunes, ont choisi de voir ce film à travers une expérience collective. Ce retour au cinéma comme lieu de révélation du monde est pour moi assez extraordinaire. J’essaie de proposer une réflexion sur le Brésil à un moment donné. Et alors que se préparait « Je suis toujours là », nous avons assisté à la montée de l’extrême droite. J’ai réalisé que ce n’était pas seulement un film sur notre passé mais aussi sur notre présent. Et cela a donné une urgence à ce que nous faisions. Si Bolsonaro n’avait pas quitté le pouvoir, nous n’aurions pas pu renverser la situation. Évidemment nous aurions été censurés et le film n’existerait pas.

Quel regard portez-vous sur la présidence actuelle de Lula ?

Il y a deux semaines, un rapport économique montrait que le nombre de personnes souffrant de la faim ou d’une pauvreté extrême avait considérablement diminué depuis le retour au pouvoir de Lula. C’est un fait fondamental, surtout quand on sait qu’il fait face à un Congrès très conservateur. Il ne peut pas mener à bien certaines réformes qu’il estime nécessaires. Bolsonaro lui a laissé ce cadeau empoisonné : le budget est désormais entre les mains du Congrès, ce qui réduit de facto le pouvoir d’action de l’exécutif en place. Nous vivons donc dans un état de tension considérable. Malgré cela, Lula a réussi à mettre en œuvre de véritables politiques progressistes. J’aurais aimé qu’il aille beaucoup plus loin, mais dans cette équation très complexe, il avance encore dans des secteurs importants.

Votre cinéma est-il utile ?

Nous vivons dans un monde où, dans la plupart des pays, l’extrême droite mène une politique d’érosion, voire d’effacement de la mémoire. Sinon, pourquoi affaiblir l’éducation, comme veulent le faire les Républicains aux Etats-Unis ? En ce moment, le rôle de la littérature, du journalisme, du théâtre, de la musique et du cinéma devient encore plus important : nous devons proposer des projets pour la construction de la mémoire. C’est ce qui peut s’opposer à l’effacement, qui est clairement le projet de l’autre camp. C’est une forme de résistance, mais sans prosélytisme. Et c’est un peu ce qu’Eunice a fait toute sa vie.


“Je suis toujours là”, en salles le 15 janvier.

©DR

 
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