Jeff Bridges aurait mieux fait de rater l’avion en Deuxième étatLe sublime atterrissage en catastrophe de Peter Weir en terres inconnues.
C’est toujours bon de s’en souvenir, mais L’Australie reste un vivier inépuisable de talents cinématographiques. Côté acteurs, on ne compte plus depuis longtemps, citons au hasard Hugh Jackman, Chris Hemsworth ou encore Margot Robbie dans la liste. Du côté des cinéastes, le terrain est tout aussi fertile, avec entre autres Baz Lurhmann, Alex Proyas et James Wan. On oublie cependant souvent de citer Peter Weir qui, comme son compatriote George Miller, a souvent a placé l’expérience mystique au cœur de son œuvre.
Avec Deuxième étatle directeur de Pique-nique à Hanging Rock et de La dernière vague ne déroge pas à ses habitudes, creusant le sillon onirique de ses projets les plus hallucinatoires. Malgré la présence de Jeff Bridges au casting, cette étrange proposition n’a pas décollé au box-office (à peine 7 millions de dollars récoltéssoit un tiers de son budget initial). Rien d’étonnant, hélas, puisque Deuxième état réinvente les codes du film catastrophe de manière complètement atypique.
CRASH-TEST
Les cris, les larmes et le métal froissé sont la recette favorite des films hantés par le traumatisme de la destruction. Par exemple, Clint Eastwood va s’habituer à cela en produisant notamment Au-delàconsacré en partie au tsunami de 2004, et Souillerracontant l’amerrissage forcé d’un Airbus sur le fleuve Hudson en 2009. Weir adopte ici la même stratégie, bien avant son prédécesseur américain, en transposant à l’écran l’histoire vraie de l’accident d’avion de 1989 dans un champ de l’Iowadéjà raconté ailleurs dans un roman écrit par Rafael Yglesias.
La grande force deDeuxième état se préoccupe alors moins de la transcription de la catastrophe, même si elle impressionne (en fait, il faudra attendre Le territoire des loups revivre une scène de crash aussi viscérale sur grand écran), ainsi qu’à l’histoire de reconstruction post-drame. On suit ainsi l’un des survivants, Max Klein (Jeff Bridges au sommet de son art), convaincu d’avoir été touché par la grâce de Dieu et soucieux de protéger Carla, autre survivante du drame, endeuillée par la mort de son enfant. .
Si le chaos et la confusion sont si tangibles tout au long du film, c’est avant tout grâce aux turbulences mêmes de l’intrigue, court-circuitée à plusieurs reprises par flashbacks de l’accidentde plus en plus long et éclairant à mesure que Max reconstitue le puzzle. Le cinéaste l’a parfaitement compris, les victimes de stress post-traumatique ont une fâcheuse tendance à s’éloigner psychologiquement de leur environnement. En s’attardant sur la tragédie, Max s’enferme dans un flux de pensées, de visions, qui l’isole du reste de ses pairs, à commencer par sa femme, Laura (Isabella Rossellini).
Il n’est donc pas surprenant que le désir de renouer avec la matérialité des choses devient vite une nécessité, quitte à vouloir reproduire le choc initial. C’est bien sûr le cas de Max qui choisit de traverser une autoroute à pied en pleine heure de pointe ou de foncer dans un mur au volant de sa voiture (en même -, aucune tentative, aucun gain). Et parfois, Weir déploie sa palette sensorielle au service de moments bien plus délicatsoù le vent balaie simplement le visage du héros. Après tout, on a bien besoin d’un peu de douceur dans ce monde de tyrans.
ÉPIPHANIE D’UN TERREIEN EN DÉTRESSE
Lors de la préparation du film, Weir a pu rencontrer six survivants du véritable crash. ” L’un d’eux m’a dit qu’il y avait une certaine beauté dans l’horreur», confiait-il en mars 2024, en tant qu’invité d’honneur du Festival de la Cinémathèque française. Un témoignage qui a poussé le cinéaste à retravailler en partie le scénario, en se concentrant davantage sur la grandeur esthétique de la catastropheaussi dramatique que cela puisse être, et en fait pas du tout le symbolisme religieux associé.
Dans ces conditions, difficile de ne pas interpréter le halo de lumière qui éblouit Max dans l’avion comme un signe de son enchantement. En termes bibliques, ici il est éclairéet les références aux Saintes Écritures ne s’arrêtent pas là, puisque le héros parle de fruit défendu (la pomme est ici remplacée par des fraises) ou avance ses bras en croix, au bord du vide. Oui, tout n’est pas très subtil, mais le réalisateur traite son sujet avec un tel amour qu’on ne peut pas lui en vouloir.
La mise en scène, quant à elle, s’efforcera de traduire l’élévation spirituelle du miraculeux. Au-delà de le suivre sur le toit d’un immeuble, la caméra le surplombe souvent de manière à incarner un regard omniscient. Alors quand Max la regarde et proclame : « Je n’ai pas peur», on comprend bien qu’il s’adresse au Tout-Puissant. C’est cette trajectoire ascendante du personnage, sans cesse ramené à sa gravité terrestre, mais toujours enclin à s’en échapper, qui intéresse véritablement le cinéaste, au fond.
En tant que tel, Max se transforme petit à petit en icône. Plus l’image du Sauveur lui colle à la peau, plus le film le représente comme tel. En ce sens, il nous rappelle David Dunn dans Incassableà la différence que l’univers graphique convoqué par Weir n’est pas celui de la bande dessinée, mais celui de l’art religieux. Laura, l’épouse du héros, en apprendra bien plus sur l’état de son mari grâce à des dessins de spirales retrouvés dans son bureau ou en contemplant une copie de L’Ascension des Bienheureux vers l’Empyréecélèbre tableau de Jérôme Bosch.
LE MONDE À L’ENVERS
Et Deuxième état transforme le film catastrophe en voyage mystique, il assimile la culpabilité du survivant à une expérience de mort imminente. Max et sa nouvelle protégée, Carla, ont le sentiment d’évoluer dans une sorte de purgatoireet chacun choisit de s’en contenter ou non. Quand l’un se sent invulnérable, l’autre éprouve une profonde solitude. Weir multiplie ainsi les frontières, visibles et invisibles, pour délimiter cet espace intermédiaire allégorique entre le monde des vivants et celui des morts.
Lorsque le héros nettoie un miroir embué et examine attentivement son reflet, on constate qu’il ne se reconnaît plus complètement. De même lorsque Carla s’approche d’un enfant dans les bras de sa mère sans que personne ne s’en rende compte, on ne peut s’empêcher de douter, comme le personnage qui avoue : « Peut-être que je suis effectivement un fantôme« . Cet horizon désastreux fait alors sérieusement penser à celui de L’échelle de Jacobencore un grand film d’errance à l’ambition bien plus cauchemardesque.
On aurait également tort de négliger la performance inhabituelle de Jeff Bridges qui, bien après Homme étoileincarne une nouvelle fois une figure quasi-extra-terrestre, en décalage permanent avec son environnement. A vrai dire, l’acteur a toujours gardé cette étrange lueur dans ses yeuxcette intensité un peu lunaire qui lui a sans doute permis de décrocher ses rôles les plus marquants auprès de cinéastes aux inspirations surréalistes, Terry Gilliam et les frères Coen en sont de parfaits exemples.
Weir en fait partie, et même s’il s’est installé au pays de l’Oncle Sam depuis Témoin en 1985, il poursuit cette démarche « - de rêve», un mythe issu des tribus aborigènes d’Australie, lié à l’existence d’une dimension ancestrale parallèle peuplée d’êtres spirituels. Oui, il suffit de regarder certaines transitions d’un plan à l’autre pour comprendre comment le réalisateur s’intéresse aux plis du mondeet en l’état, nous sommes ravis de pouvoir continuer à décrypter son œuvre à l’infini avec cette grille de lecture unique.
Aux antipodes du film catastrophe pyrotechnique, Deuxième état considérons donc le désastre comme une crise de foi. Au-delà du respect manifesté pour la véracité des faits, le film de Peter Weir anticipe déjà cette fascination hollywoodienne pour le récit apocalyptique, surtout après le passage à l’an 2000 (bonjour Prédictions par Alex Proyas ou Les restesmeilleure série au monde). Et malgré la folle concurrence dans ce domaine, force est de constater que très peu s’en rapprochent encore.