Un doux rêveur, Garcia Marquez ? Son histoire le hante, il en parle de plus en plus, déroule l’histoire de Cent ans de solitude avec ses amis, qui en ressortent comme hypnotisés. Il y pense constamment, pendant très, très longtemps. Au début des années cinquante, alors qu’il était encore journaliste à Barranquilla, il tâta des rouleaux de papier sur lesquels il posa les bases de ce qui allait devenir son livre le plus important. Tout est déjà là, en graines : la ville tropicale de Macondo, la famille Buendia dont nous suivons le destin sur sept générations.
Tout, enfin presque, sur Gabo
Ce long livre, impossible à résumer, à « pitcher », ne voit le jour qu’en 1967. Grâce notamment à un contrat signé deux ans plus tôt avec Carmen Balcells, une agent littéraire espagnole autorisée à représenter l’écrivain colombien en toutes les langues et dans tous les pays. Aux Etats-Unis, ce sera l’éditeur américain Harper&Row. Montant du contrat : mille dollars. “Une merde”dira l’écrivain. Mais il a besoin d’argent, alors il signe.
Quand il arrive au travail, tout est là. Pendant dix-huit mois, il n’a jamais quitté son bureau. Sa seule obsession : écrire. Sa femme s’occupe du reste, de la famille, des factures impayées. Comme le raconte son biographe, la famille Garcia Marquez est tellement fauchée qu’elle doit se séparer de ses bijoux, de sa voiture, de son frigo. Mais finalement, ça y est, le livre est terminé. Gabo se rend à la poste pour envoyer le manuscrit à l’éditeur argentin, mais il n’a pas les 82 pesos de port. Qu’importe : il l’enverra en deux fois, après être retourné chez le prêteur sur gages.
Le livre est sorti en juin 1967 et le premier tirage de 10 000 exemplaires s’est vendu en trois semaines. Il faudra cependant attendre l’année suivante pour que les Editions du Seuil publient la version française.
La prophétie de Gabo – écrire un livre qui sera lu dans le monde entier – est sur le point de se réaliser.
Solitude&Compagnie
Un - critique de cinéma à Bogota, lors de ses débuts dans le journalisme, Gabriel Garcia Marquez entretiendra toujours des liens avec le septième art. En Colombie, il écrit des scénarios et, à Cuba, il participe à la création d’une école de cinéma où il donne des ateliers d’écriture. Il essaie même de créer une société de production qu’il envisage d’appeler Solitude&Company. Elle ne verra jamais le jour.
Très vite, les producteurs de cinéma s’intéressent au roman de Garcia Marquez. Mais si, selon l’expression, « ça ferait un bon film », ils se heurtent à la difficulté d’adapter, pour le grand écran, l’univers foisonnant de Macondo et le « réalisme magique » qui remplit les pages de Cent ans de solitude. D’ailleurs, le principal concerné ne souhaite pas vraiment que son œuvre soit portée à l’écran, préférant laisser à ses lecteurs le plaisir d’imaginer les personnages. Gabriel Garcia Marquez pensait qu’il faudrait cent heures pour raconter correctement l’histoire. “Il n’a jamais voulu qu’un film soit réalisé à partir de Cent ans», a juré Carmen Balcells, son agent historique, à un journaliste de Salon de la vanité. “Et à ce jour, c’est un désir respecté par sa famille – et je pense qu’il le sera pour toujours. Mais c’était avant…
De Terayama à Kusturica
En 1981, un cinéaste japonais particulièrement audacieux, Shūji Terayama, décide néanmoins de relever le défi. Mais Adieu à l’arche (c’est le titre français du film japonais), a eu une distribution confidentielle (voire inexistante en Europe). Deux autres œuvres de Gabo, les plus appréciées du public, Chronique d’une mort annoncée et L’amour au - du choléra, sera ensuite adapté au cinéma. Le premier, en 1987 de Francesco Rosi avec Anthony Delon dans le rôle principal. Le second de Mike Newell, en 2007, avec Javier Bardem et Giovanna Mezzogiorno (et musique de Shakira !). Des acteurs non colombiens donc, et tous en anglais : hérésie.
En 2005, c’est un autre réalisateur – et non des moindres – qui s’intéresse au chef-d’œuvre de Gabo : Emir Kusturica. Il n’a jamais caché son admiration pour l’auteur colombien et l’influence qu’il a eu sur ses films. Le - des Tsiganes et Souterrain. Les deux hommes se retrouvent à La Havane et discutent de l’adaptation de L’automne du patriarche. Gourmand, Kusturica lorgne aussi du côté de Cent ans de solitude. Aucun des deux projets ne réussira.
Le 17 avril 2014, Gabriel Garcia Marquez est décédé à l’âge de 87 ans au Mexique. C’est désormais son épouse Mercedes et ses fils, Rodriguo et Gonzalo, qui gèrent le domaine. Le premier, devenu réalisateur, ne tarde pas à revenir sur les paroles de son père. Selon lui, Gabo «a toujours été un peu tenté d’adapter les livres au cinéma”. Mais ajouter, dans Vanity Fair : « Il a refusé tellement de fois que les offres ont disparu.» À la mort de leur mère, en août 2020, les deux frères ont désormais les coudées franches. Rodriguo précise également que son père lui aurait dit qu’une fois morts, ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient.
Quatre Macondos ou rien
En 2018, Francisco Ramos a été nommé vice-président des contenus latino-américains chez Netflix. Un poste qui lui permet certaines latitudes et autant de prises de risques. Son ambition ? Réalisez un cliché sur le modèle de Jeu de calmar (série de Corée) ou Maison de papier (Espagne). Mais à l’époque, Mercedes gardait toujours un oeil sur la situation. Et elle souhaite, comme le souhaitait son défunt mari, que l’adaptation ait du -, qu’elle soit tournée en Colombie et, bien sûr, en espagnol. Netflix s’efforcera de répondre à ce cahier des charges en divisant le roman épique de Garcia Marquez en seize épisodes (qui seront diffusés en deux rafales).
Les castings démarrent mi-2022. Plus de 10 000 acteurs tentent leur chance pour incarner l’un des 25 personnages principaux. En plus du casting principal, 20 000 personnes sont embauchées pour jouer des rôles secondaires ou comme simples figurants. Au total, seulement 30 % du casting sont des acteurs professionnels.
Le tournage lui-même commence en mai 2023 et se termine en décembre, principalement en Colombie, à La Guajira, Madgalena, Cesar et Tolima. La construction de la ville fictive de Macondo – ou plutôt des villes puisque quatre versions sortiront de terre, près d’Alvarado – employa plus d’un millier d’ouvriers et apporta une main d’œuvre bienvenue aux artisans locaux pour les tissus et autres objets de décoration.
La réalisation de ce projet ambitieux est confiée à deux réalisateurs. Le premier, Alex García López, est né en Argentine et a notamment travaillé sur de grandes productions américaines, dont quelques séries Marvel. La seconde, Laura Mora, est colombienne et a signé des films comme Rois du monde ou Tuez Jésus, acclamé dans les festivals. Quand le premier dit vouloir capturer le chaos, le second se dit un puriste du cinéma. Tous deux conviennent que leur adaptation de Cent ans de solitude n’est pas un “divertissement léger», mais qu’il aborde «de grands thèmes et un univers complexe.»
Que vaut « On se verra en août », le roman posthume de Gabriel Garcia Marquez ?
Malgré toutes ces bonnes intentions, les détracteurs du projet ne sont toujours pas convaincus de son apport, ni à la littérature ni au 7ème art. Pas plus qu’ils ne l’étaient lors de la publication du livre inachevé de Garcia Marquez, En Agosto nos vemos (Nous nous reverrons en août, Grasset), en mars 2024.Je ne veux pas que Netflix me dise à quoi ressemble le colonel Aureliano Buendíaexplique ce professeur de littérature d’origine colombienne et auteur de deux livres sur García Márquez. J’ai toujours imaginé qu’il ressemblait à mon grand-père. Comme tous les Colombiens.