“J’ai réalisé que la société avait un problème avec des cheveux comme les miens”

L’INTERVIEW BD – Dans Racines, la créatrice raconte le combat quotidien d’une Réunionnaise avec ses cheveux texturés et son identité métissée. Une fiction précieuse naviguant entre l’intime et le sociétal.

Bruns ou blonds, épais ou fins, droits ou bouclés, abondants ou absents… Les cheveux contribuent à définir notre apparence, mais aussi notre identité, suscitant parfois des incompréhensions, voire des discriminations. Le - et le coût de leur entretien diffèrent également fortement d’une personne à l’autre, ce qui donne lieu à des inégalités. Tous ces sujets sont au cœur d’une bande dessinée très instructive. Racines de Lou Lubie, aux éditions Delcourt, une fiction très documentée qu’on pourrait croire autobiographique.

LE FIGARO. – Que partagez-vous avec le personnage de Rose, l’héroïne de Racines ?

Lou, je l’aime. – Je partage mes coupes de cheveux (rires). J’ai subi à peu près toutes les mêmes réductions qu’eux, mais pas forcément dans le même ordre ni pour les mêmes raisons. Je suis parti de mon expérience car moi aussi je suis réunionnais. Le sujet de l’identité et des racines est si intime que j’avais besoin de suffisamment bien connaître mon sujet pour pouvoir exprimer la voix du personnage. Après, on n’a pas la même famille, on n’a pas les mêmes amis. Elle vient à Paris pour étudier le journalisme dans une école où il n’y a que des filles, moi je suis partie dans le nord de la dans une école de jeux vidéo où il n’y avait que des garçons. Cela reste une fiction !

Jeune femme à la peau blanche et aux cheveux crépus, Rose peine à trouver sa place dans la société métropolitaine française.
Éditions Delcourt, 2024 — Lubie

Pourquoi était-il plus intéressant de construire une histoire fictionnelle plutôt que de s’inspirer de son expérience personnelle ?

J’ai vécu une expérience très difficile, je dirais même très violente, lorsque j’ai écrit une autobiographie en 2016 avec Épingle ou visage (au sujet de la cyclothymie, NDLR). J’ai beaucoup souffert des attentes du public et de la manière dont il m’a approprié, car j’avais raconté une histoire qui était la mienne. Je me suis promis de ne plus jamais écrire d’autobiographie parce que cela me pose trop de problèmes personnellement. Il y a une notion d’appropriation de la part d’un lectorat qui se sent proche, qui a l’impression de connaître l’auteur… Les gens ont des relations extrêmement familières avec moi même s’ils sont de parfaits inconnus ! La fiction aide à rétablir l’équilibre.

Rose a les cheveux crépus là où je n’ai « que » des cheveux bouclés, elle subit donc plus de discrimination que moi. Elle est un peu le porte-drapeau de toutes les femmes d’ascendance africaine, et cela me dépasse complètement.

Lou Lubié

Quel a été le point de départ du projet ? Racines ?

Je travaillais sur ma précédente bande dessinée, Comme un poisson dans un bol (à fort potentiel intellectuel, NDLR), et j’écoutais des podcasts où les gens parlaient de leur vie. Je me demandais de quoi j’aurais à parler de ma vie si j’enregistrais un podcast… Eh bien, je parlerais de mes cheveux ! Parce que ça prend beaucoup de place dans ma vie, en termes de soucis, de budget, de soucis de santé. J’ai un parcours très compliqué avec mes cheveux, un peu comme Rose. Après je me suis dit « mais voyons, tu es un auteur de BD, pourquoi raconterais-tu ton histoire aux gens sur un podcast quand tu peux en faire une BD ? ” (rire)

J’ai commencé à faire des recherches : qu’est-ce que les cheveux, comment ils poussent, pourquoi certains sont raides et d’autres bouclés… Cela m’a emmené très loin dans des problématiques sociétales que je ne soupçonnais pas. certainement pas. J’ai réalisé que ce n’était pas moi qui avais un problème avec mes cheveux, c’était la société qui avait un problème avec des cheveux comme les miens. Rose a les cheveux crépus alors que je n’ai que des cheveux bouclés, elle subit donc plus de discrimination que moi. Elle est un peu le porte-drapeau de toutes les femmes d’ascendance africaine, et cela me dépasse complètement.

Un des apartés historiques de la bande dessinée.
Éditions Delcourt, 2024 — Lubie

La vulgarisation est très à la mode dans la bande dessinée. Est-il nécessaire d’avoir recours au récit, fictionnel ou biographique, pour traiter d’un sujet scientifique ou sociétal ? ?

Je trouve intéressant d’incarner ces thématiques, de ne pas se contenter de « jeter » des chiffres, pour toucher un lectorat plus large. Quand je fais des bandes dessinées, c’est pour qu’elles puissent être lues et agréables, donc ça doit être agréable. C’est un mode d’expression qui s’affine d’album en album, c’est le quatrième que je fais en vulgarisation et à chaque fois je vais un peu plus loin dans la narration, afin de mélanger information et émotion.

Comment travaillez-vous cet équilibre entre information et émotion, auquel s’ajoute un certain engagement féministe ?

Dans ma démarche, je suis parti de mon histoire et j’ai listé les grandes étapes que j’avais traversées. Ensuite j’ai commencé à creuser les sujets et à ajouter d’autres listes à puces à ma liste à puces, avec les informations que j’ai trouvées, les sources, les chiffres et les liens qui m’ont amené à faire. J’ai ensuite mis les choses en ordre pour que la séquence colle à l’histoire. Les deux s’enrichissent mutuellement. Pour le côté féministe, ce n’est pas vraiment une démarche de ma part, c’est plutôt une sensibilité. Ce sont mes valeurs, je suis une femme et je réalise que nous ne sommes pas traités de la même manière que les hommes. Je reçois parfois des retours de lecteurs qui me disent « tu dis des bêtises, c’est un cas isolé ». Le fait d’avoir cherché des chiffres permet de leur opposer des arguments irréfutables, de quantifier le côté systémique.

Les futurs coiffeurs, dans la formation classique d’aujourd’hui, sortent encore sans connaissance des cheveux texturés… C’est absolument fou

Lou Lubié

Le personnage de Rose, une Réunionnaise à la peau claire, voyage pour faire la paix avec sa propre identité… Était-ce aussi le cas pour vous ? ?

Complètement. Même si je n’ai pas les cheveux crépus comme Rose. Je ne suis pas caucasien mais ça ne se voit pas forcément. Par souci d’intégration, en arrivant en France métropolitaine, j’ai eu envie de me conformer, ce qui, d’une certaine manière, fait oublier d’où l’on vient. J’ai perdu mon accent, j’ai obéi aux codes vestimentaires, aux heures de réveil et de coucher (avant, je me levais très tôt), etc. Ce fut un processus de réappropriation pour retrouver ensuite mes origines et tous les repères que j’avais un peu mis de côté. .

Y a-t-il eu un élément déclencheur à cette réappropriation identitaire, notamment par rapport à vos cheveux ? ?

Il y avait le Covid ! J’avais les cheveux très abîmés et je suis passé aux tresses car cela me permettait de les laisser pousser tout en les protégeant. Mais avec le Covid, je ne pouvais plus aller me faire tresser les cheveux, donc je suis revenue au naturel par défaut.

Avez-vous eu des expériences négatives dans un salon de coiffure ?

Il m’est déjà arrivé d’être refusée dans un salon de coiffure ou que la coiffeuse qui s’occupe de moi dit aux autres « venez voir quels cheveux elle a, c’est incroyable ! « . Les futurs coiffeurs, dans la formation classique d’aujourd’hui, ressortent encore sans connaissance des cheveux texturés… C’est absolument fou.

La fameuse taxe rose illustrée.
Éditions Delcourt, 2024 — Lubie

Vous évoquez dans le livre le coût astronomique de l’entretien des cheveux afro, qui s’ajoute au augmentation des impôts . Quelle serait la solution ?

Je n’ai pas de solution. J’ai commencé à dépenser des sommes incroyables pour mes cheveux quand j’étais étudiante, même si je n’avais pas d’argent. C’était une de mes priorités. Compte tenu de mon travail, j’ai eu des périodes très précaires mais je gérais tout le reste : les courses, l’habillement, les loisirs, etc. La coiffure restait un budget irréductible. Ce sont des cheveux dont il faut prendre soin, je ne peux pas simplement les brosser le matin. Ou je les attache et les cache.

Comment avez-vous conçu la couverture du livre ?

J’ai eu l’idée de la couverture avant tout. Je voulais ce personnage nu au milieu de toute sa chevelure. Quand je l’ai proposé à mon éditrice, je lui ai dit que j’aimerais qu’on puisse toucher les cheveux. Delcourt a proposé un vernis gonflant qui permet d’avoir ce léger relief. C’est donc un mélange de leur savoir-faire et de mon souhait de créer un objet livre particulier. J’ai cette démarche sur toutes mes œuvres : il y avait de la dorure sur Et à la fin ils meurent (sur les contes de fées, NDLR) Je trouve important de concevoir un objet culturel qui soit un plaisir à toucher et à offrir.

En gros, mon rêve était d’être romancier. Je me suis lancé dans la BD parce qu’on m’a demandé d’écrire un scénario

Lou Lubié

Vous avez publié un deuxième livre cette année, en tant que scénariste, Eurydice, votre dixième BD depuis 2011. Comment maintenez-vous ce rythme soutenu ?

Je suis rapide ! Je passe un an sur une bande dessinée. Pour Eurydice, comme je ne l’ai pas dessiné, je l’ai fait en parallèle avec deux autres. J’y ai consacré une journée par semaine pendant deux ans. Je fais une pause maintenant, donc je pense que l’année prochaine sera plus calme. Mais c’est ce qui me motive ! Mon métier est aussi mon moteur et j’ai la chance de pouvoir en vivre.

Le dessin, c’est du travail pour vous ? ?

Je plaide coupable. En gros, mon rêve était d’être romancier. Je me suis lancé dans la bande dessinée parce qu’on m’a demandé d’écrire un scénario. J’ai commencé à dessiner parce que je voulais continuer et qu’il fallait que quelqu’un le fasse. J’ai dessiné un peu à l’adolescence mais pas plus… J’ai progressé au fil des albums, ce qui fait que je suis capable de faire des choses honnêtes, mais il y a clairement des registres de narration que je ne peux pas atteindre seul, notamment Eurydice, qui est la littérature de l’imagination. J’ai commencé ce projet à 17 ans et je l’ai gardé comme un désir inassouvi.

Couverture de Racines.

Éditions Delcourt, 2024 — Lubie

Racines, de Lou Lubie, Delcourt, 216 pages, 25,50 euros.

 
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