Vous êtes le dernier secrétaire particulier d’Hergé, quel était votre métier ?
Hergé m’a dit qu’il n’y aurait pas grand chose à faire : des contacts avec l’éditeur, ceux qui s’occupent de la publicité et des droits dérivés. Mais c’est sporadique. La partie la plus importante de mon travail consiste à lire les nombreuses lettres que les enfants lui écrivent et à préparer une réponse. Mes débuts ont été catastrophiques. J’étais très fier de ma réponse mais il est revenu vers moi avec mon brouillon qu’il avait barré partout. Finalement, il a réécrit toute la réponse. C’était comme ça pendant au moins 3-4 mois, au point que je pense qu’il a dû se dire que peut-être il s’était trompé avec moi. Puis avec sa maladie, j’ai réussi de plus en plus de choses.
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Comment définiriez-vous votre relation avec lui ?
C’était un mélange de vie professionnelle et de relations personnelles. Je lui ai toujours parlé de manière informelle. Alors je l’ai appelé Georges et non Hergé. Notre relation a pris à un moment donné une dimension filiale. Il m’a dit un jour que j’étais le fils qu’il aurait aimé avoir. C’est le résultat d’une relation qui dure depuis mon enfance. cela justifiait toute l’énergie que j’ai dépensée à travailler pour son univers.
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En réalité, comment était Hergé ?
Nous avions beaucoup de points communs, la modestie, le respect d’autrui, l’humilité et une forme de réserve et de discrétion. C’était un homme très posé, très calme. Avec son épouse Fanny, ils étaient de grands admirateurs de l’art contemporain. Il aimait voyager et appréciait beaucoup l’humour. Mon frère et lui se sont défiés. C’était à celui qui trouvait le mot juste. En plus de cela, il avait un profond attachement à la pensée, particulièrement taoïste.
Lorsqu’il vous annonce qu’il travaille sur une nouvelle aventure Tintin en 1978, il vous demande d’aménager son emploi du temps sans rien dire aux autres. Était-ce facile de garder le secret ?
La semaine qui a précédé sa mort, cela n’a pas été facile car sa femme Fanny ne voulait pas que les gens commencent à en parler à droite et à gauche. Cela m’a causé quelques difficultés relationnelles avec certains membres de l’équipe, qui se demandaient si je calculais mon coût, comme quelqu’un me l’a dit un jour.
Avez-vous inspiré Hergé d’une manière ou d’une autre dans son dernier album ?
Oui, une tache d’huile ! Un jour, il est venu dans mon bureau et m’a dit qu’il avait remarqué sur le parking qu’il y avait une fuite d’huile de ma voiture, ce qui a laissé une trace au sol. Et il m’a dit : « Tu sais quoi ? Je vais l’utiliser pour un épisode spécifique de l’album Tintin. Comme me le disait alors ma première femme, « mettre une virgule dans l’œuvre d’un génie comme Hergé est déjà un exploit en soi ». J’ai trouvé ça fabuleux !
Comment est-il en pleine création ?
Il est dans son propre monde, c’est pourquoi il m’a demandé de le protéger de lui-même s’il s’en inspire. Mais c’est un homme très organisé qui travaillait pendant la journée. Par contre, une fois qu’il quitte son monde créatif, c’est du champagne, des pommes, du vin, des dîners souvent dans de très bons restaurants. Il appréciait la gastronomie, il était aussi un fin connaisseur dans ce domaine. Il aimait les bons restaurants et les bons vins.
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En 1980, Hergé est dans la fleur de l’âge et apprend qu’il est malade. Comment a-t-il vécu cette annonce ?
Avec beaucoup de sérénité malgré la maladie qui le fragilise beaucoup et qui va ralentir son rythme de travail et de création. Le livre de Jean Charon « L’esprit inconnu » va l’apaiser et les médecins lui donnent encore dix ans à vivre. Il pensait donc avoir tout le temps nécessaire pour créer cette nouvelle aventure.
Avait-il l’impression que c’était la fin ?
Non, il a eu une pneumonie et a été transporté d’urgence à l’hôpital. Là, il tombe rapidement dans le coma. En une semaine environ, c’était fini.
Vous souvenez-vous des derniers mots qu’il vous a dit ?
Les derniers mots d’Hergé, et non ceux de Georges Rémy, concernaient le projet Spielberg. Il me dit, je lui laisse toute sa liberté, et ça, par contre, c’est une des dernières choses dont on a parlé ensemble. On voit une lettre, on reçoit plein de lettres, et notamment de l’Inde, et on lui raconte cette lettre, et il dit, regarde Alain, encore une fois, un enfant, déjà il est un enfant, il doit avoir 10 ans- 12 ans et il prend le temps de m’écrire pour me dire qu’il adore Tintin. Et il dit, mais cet enfant, il est à des milliers de kilomètres d’ici, il vit dans une civilisation, une culture totalement différente, quel phénomène lui fait aimer Tintin ? Et il dit, c’est quelque chose que je ne comprendrai jamais. Et il dit, ça me touche,
Tintin est une réussite qu’il n’a jamais comprise. Est-il devenu jaloux de son travail ?
Il y avait une forme de jalousie. Il a toujours dit que Tintin, c’est lui de A à Z. Tintin n’est pas une caricature, c’est un idéal. C’est toute sa vie qui est dans ces personnages, donc il ne voulait pas qu’on y touche, dans la création de nouvelles aventures. Il m’a dit : « Peut-être que j’ai tort, mais je ne veux pas, parce que cela fait tellement partie de mon être. » Il ne voulait pas qu’un jour on lui enlève tout ce qui constituait l’essence même de sa vie.