« Lacrima » by Caroline Guiela Nguyen, from fil en aiguille – .

D’Avignon, elle ne garde que de beaux souvenirs. C’est là que, en 2017, la réalisatrice alors âgée de 36 ans crée « Saïgon », le spectacle qui lui vaut une reconnaissance nationale et internationale. À l’époque, Caroline Guiela Nguyen frappe un grand coup avec ces histoires croisées, entre la France et le Vietnam, de déracinés en quête d’identité. « On vient de jouer le 220e à Milan ! » se réjouit-elle. Depuis, elle est revenue à Avignon pour présenter « Fraternité » en 2021, a réalisé un court-métrage, une pièce à la Schaubühne de Berlin avec des acteurs allemands, puis a milité pour prendre la tête du Théâtre national de Strasbourg (TNS), celui dont elle a été l’élève entre 2005 et 2009. Nommée l’été dernier, Caroline a quitté la banlieue parisienne pour s’installer avec sa famille en Alsace.

« Diriger le TNS, c’est diriger une équipe de 100 personnes dont la mission première est de défendre la création afin qu’elle puisse toucher le plus grand nombre. C’est aussi une école regroupant 53 jeunes artistes qui se forment à tous les métiers du spectacle vivant. J’ai construit la saison suivante autour de la question : “Quand allons-nous enfin être réunis !” Des artistes, comme Dorothée Munyaneza, le collectif FASP, Claire Lasne Darcueil ou Marvin M’toumo, portent des histoires engagées, mais veulent avant tout créer des points communs plutôt que des divisions. Ils ont des mots importants et urgents à dire au public. Et la période de violence politique et d’incertitude que nous vivons me rassure dans tous les choix que nous avons faits au cours des 10 derniers mois. »

Éléments des recherches menées par Caroline Guiela Nguyen au Musée de la Dentelle d’Alençon.

© Paris Match

Cette robe me permet d’évoquer l’œuvre qui écrasera mes personnages.

Caroline Guiela Nguyen

Mais pour l’heure, c’est « Lacrima » qui occupe son esprit, à quelques jours du lever de rideau dans la cité des papes. « C’est toujours un stress immense, Avignon, même si c’est un stress joyeux. » Cette fois, Caroline Guiela Nguyen s’est intéressée à la mode et à ses manufactures. « J’ai imaginé que la princesse d’Angleterre commandait sa tenue de mariée à une maison de haute couture française. De là, on suit la confection de la robe entre trois espaces : Paris, pour le stylisme, Alençon, où les femmes fabriquent la dentelle, et enfin Bombay, où toutes les broderies sont réalisées par des hommes musulmans au savoir-faire immense. » Comme toujours, elle procède en journaliste : elle va sur le terrain recueillir ce que les gens ont à dire, questionne sa « matière vivante » avant de commencer à écrire son texte. « Cette robe me permet d’évoquer le travail, une valeur tenue très haute par mes personnages et qui, pour la plupart d’entre eux, va les écraser. Je crois aussi que c’est un spectacle qui parle du secret et de la violence, un thème qui a traversé toutes mes pièces. »

Caroline Guiela Nguyen n’a rien à cacher. De ses origines, dont elle a parlé à de nombreuses reprises, à sa récente maternité, elle fait du théâtre non pas pour se dévoiler mais pour confronter nos tourments intérieurs à nos propres limites. Au fond, elle nous invite à questionner l’échelle de nos valeurs et à choisir ce qui nous semble le plus important : le vivre-ensemble, la fraternité ? Ou l’égoïsme et l’envie (éphémère) de briller ? Son théâtre vise avant tout à toucher un public qui n’a pas l’habitude de s’enfermer trois heures dans une salle obscure. « Je veux vraiment que mes spectacles soient les plus populaires possible, qu’ils s’ouvrent aux autres, et je sens qu’il y a beaucoup de gens de ma génération qui se posent cette question. Récemment, au TNS, nous avons accueilli ‘Le Chant du père’, d’Hatice Özer. La réalisatrice a fait la tournée des kebabs de Strasbourg pour qu’il y ait des spectateurs turcophones dans la salle. Il lui était impossible d’imaginer que ce public soit absent. »

Les répétitions de la pièce ont eu lieu à Strasbourg.

Paris Match
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© Manuel Lagos Cid

Les écoles d’art dramatique ont besoin de jeunes issus de l’immigration

Caroline Guiela Nguyen

Caroline sait que ce combat est loin d’être gagné, mais constate une évolution dans la jeunesse d’aujourd’hui. « Les temps changent. J’ai l’impression que davantage d’artistes font bouger les lignes. Dans les écoles de théâtre, on a besoin de jeunes issus de l’immigration qui ont des histoires différentes, de gamins qui viennent d’autres milieux sociaux. Il faut défendre cette nouvelle conscience, en se posant la question : “À qui je m’adresse ?” » Caroline répond par des propositions théâtrales au rythme soutenu, saccadé, comme une série télévisée, accrochant le spectateur avec une intrigue dont il attend le dénouement, saisissant l’air du temps pour mieux dévorer les 180 minutes de « Lacrima ». Et elle ajoute : « Je suis très fière que dans la programmation du TNS 60 % des projets soient portés par des femmes, que 80 % des artistes programmés viennent pour la première fois à Strasbourg, et surtout qu’on en entende parler sur nos plateaux en tamoul, en arabe, en espagnol, en turc… »

Le reste après cette annonce

S’attaquerait-elle aux classiques ? «Je n’ai pas encore rencontré Molière», répond-elle poliment. Mais je suis fou de Racine, j’ai réalisé “Andromaque” quand j’étais étudiant ; J’ai aussi fait un « Macbeth », mais j’ai raté. Si je voulais reprendre le texte d’un autre, je pense que je m’intéresserais d’abord à ceux de mes contemporains. » Pur produit du théâtre public, verrait-elle ses créations présentées sur une scène privée, comme Joël Pommerat, qui ravit le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, à Paris, avec « La réunification des deux Corées » ? « Si on me proposait de refaire ‘Saïgon’, ce serait peut-être une façon de continuer à aller à la rencontre des spectateurs. Quand il y a des gens qui me disent : ‘Je suis venue avec ma grand-mère, c’est la première fois qu’elle met les pieds au théâtre’, c’est pour moi la plus grande victoire. C’est le but ultime d’un réalisateur. » Avis aux intéressés…

« Lacrima », dès le 1er juillet au Festival d’Avignon, puis en tournée.

© DR

 
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