Michel Hazanavicius. Jean-Claude a toujours été proche de ma famille. Et j’ai eu la chance de pouvoir lire « The Most Valuable Commodity » avant même sa sortie. J’ai compris que j’avais entre les mains un petit trésor que je ne pouvais pas laisser passer. Cette histoire d’un couple de paysans très pauvres qui accueille un bébé, jeté d’un train en direction d’un camp de concentration, était une évidence au cinéma.
Alors pourquoi en faire un film d’animation ?
Afin de rendre hommage aux Justes, Jean-Claude a utilisé le conte pour raconter son histoire, et c’est l’animation qui recrée traditionnellement le mieux ce genre. Il y a des moments plus légers, plus humains, moins sombres dans son histoire. Le conte permet une certaine délicatesse, sans avoir à dater ni situer une histoire. Restait la partie la plus sensible, celle de la représentation du génocide des Juifs. Et, là encore, l’avantage du dessin est qu’il n’est pas soumis au réalisme le plus grossier. Jean-Claude m’a accompagné dans l’écriture du scénario, et j’ai voulu effacer certaines choses qui apparaissent dans le livre – noms ou numéros de convois. Toujours à poursuivre dans la pureté du conte.
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Vous avez conçu vous-même tous les visuels du film. Nous ne connaissions pas votre goût pour le dessin.
Parce que je l’ai mis de côté très tôt. Après avoir été humilié à l’école par un professeur. J’ai continué à dessiner dans mon coin, jusqu’à y prendre plaisir. Mes proches savent évidemment que je dessine. Et cela se ressent aussi dans mes films, dans mon souci du cadre et de la composition de l’image.
Les dessins de « La plus précieuse des marchandises » s’apparentent presque à des gravures, avec un choix de couleurs binaires. Était-ce votre façon d’incarner le bien et le mal ?
Il faut comprendre la difficulté de mettre en images un tel sujet. Il s’agit d’essayer de rendre l’insupportable un peu plus supportable. Mon imagination m’a poussé vers le noir et blanc. Car les images de la Shoah, auxquelles nous sommes exposés depuis l’enfance, sont en noir et blanc. En tant que cinéaste, je pensais que la couleur n’était pas adaptée à ces histoires, que la lumière y apporterait forcément quelque chose de trop. Il m’a fallu du temps pour trouver l’équilibre. Dans l’image comme dans l’histoire. Il fallait prolonger la voix de Jean-Claude mais aussi respecter les règles du cinéma. C’est une chose de dire : « Il a passé trois ans dans les camps ». C’en est une autre de trouver la meilleure image pour l’exprimer.
À votre avis, à qui s’adresse le film ?
Il s’adresse à tout le Monde, sauf aux plus jeunes bien sûr. Lors d’une projection à Saint-Étienne, un garçon de 9 ans a pris le micro pour me dire qu’il avait beaucoup aimé car les moments de drame sont souvent adoucis par une petite note plus légère. A son âge, il comprend tout, même s’il n’a pas le même bagage que les adultes sur ce sujet. C’était sa façon de faire face à l’insupportable. Il a compris qu’un film est toujours un élan de vie, quoi qu’il dise.
La voix de Jean-Louis Trintignant, le narrateur, enregistrée avant sa mort, donne encore plus d’émotion.
Sa présence ajoute un aspect fantomatique à un film qui évoque déjà l’histoire d’un fantôme, d’un type qui va vers les morts et revient. Cet excès d’émotion était imprévisible, mais il devient aujourd’hui doublement touchant.
« L’avantage du dessin, c’est qu’il n’est pas soumis au réalisme le plus grossier »
Nous savons que l’animation est un travail de longue haleine. Combien de temps cela vous a-t-il pris ?
Il aura fallu cinq ans de travail pour toutes les phases de création et de production. Le processus de fabrication pur a duré plus de deux ans. Mais le projet a atteint un point bas lors de la pandémie en 2020. Ce qui m’a en fait permis de faire une pause et de réaliser « Cut ! dans quelques mois. Pour être honnête, je n’ai pas besoin d’être tout le temps de la même couleur pour réfléchir à ce que je fais. Au contraire, je ne mange pas tous les jours la même chose, je ne vais pas tout le temps voir les mêmes films. J’ai lu des livres très différents. Je n’écoute pas toujours la même musique. J’ai besoin de diversité. J’ai besoin d’exister. J’ai beaucoup d’intérêts. Et, à bien y penser, « Coupez ! » est un projet aussi personnel que celui-ci. Je fais toujours un film qui correspond à un moment de ma vie.
“Je fais toujours un film qui correspond à un moment de ma vie”
Vos succès théâtraux ou les Oscars pour « The Artist » n’ont-ils pas fini par devenir un frein à votre envie d’éclectisme ?
Non pas du tout. Avoir eu la chance de réaliser des succès, des films dont les dialogues sont utilisés, d’avoir remporté des prix partout dans le monde, y compris les plus prestigieux, est tout sauf un fardeau. Cela le rend même plus léger ! Surtout lorsqu’il faut se relever d’un échec commercial comme « The Search », ou trouver un financement pour un projet compliqué comme « The Most Precious Commodity ».
Savez-vous déjà quel sera votre prochain long métrage ?
Non, j’ai toujours plusieurs idées en chantier. En ce moment, je me dis que je pourrais revenir à la comédie la plus pure. Mais je termine actuellement un livre de portraits de combattants ukrainiens que je suis allé rencontrer sur le front. Le livre mêlera témoignages et dessins.
En août dernier, vous avez publié une tribune dans « Le Monde » sur l’antisémitisme, où vous écriviez : « Moi […]qui s’en fout, je me sens de plus en plus obligé d’être juif.» Pourquoi ce texte ?
De la même manière que je n’aime pas être considéré uniquement comme un réalisateur, un comédien ou autre chose, je ne veux pas non plus être qualifié de juif. Et ces derniers temps, les Juifs sont devenus les méchants. On hésite même parfois à prononcer le mot « juif ». Moi, je ne suis en guerre avec personne et surtout pas avec les gens que j’aime beaucoup, dans mon entourage ou dans le métier. Je viens de mettre ça sur papier. Je l’ai ironiquement intitulé «Moi, Moshe, Wicked». Mais « Le Monde » n’a finalement pas conservé le titre…