Dans « The English Lover », Sandrine Bonnaire tue le jeu – Libération

Dans « The English Lover », Sandrine Bonnaire tue le jeu – Libération
Dans « The English Lover », Sandrine Bonnaire tue le jeu – Libération

L’actrice revient au théâtre dans une pièce de Marguerite Duras tirée d’un fait divers où elle incarne à merveille une femme qui recherche avec son interrogateur les mobiles d’un assassinat qu’elle a commis.

Peut-être une heure s’était écoulée lorsque le beau rideau de fer légèrement rouillé du théâtre de l’Atelier, devant lequel se jouait l’amant anglais, se lève et dévoile une scène complètement vide, une cage de scène nue, riche de son délabrement, pleine de poussière noire agglutinée, dont les fissures feraient ressembler les emblématiques Bouffes du Nord incendiées à un palais récemment rénové. Nous sommes confrontés aux entrailles du théâtre comme si nous étions face à un être écorché ou qui se livre entièrement, sans aucun filtre. On aperçoit quelques cordes, poulies, trous dans les murs qui diffractent parfois des reflets dorés. Et c’est dans cet espace dépouillé qui pourrait être carcéral que Sandrine Bonnaire ou plutôt le personnage de Claire Lannes surgit à petits pas rapides, intemporelle robe noire, tête baissée, pour s’asseoir sur la chaise bistrot du devant de la scène où un un interrogatoire l’attend. Par sa sobriété, son éclat, les variations extrêmement rapides et contrastées de ses émotions qui révèlent parfois ses fossettes, son intense légèreté, son regard, l’actrice est magnifique et surtout elle est exactement le personnage.

Un peu de vérité

Elle reste assise le reste du temps et quelque chose prend vie en écoutant. Ce n’est pas qu’on s’est ennuyé, loin de là, dans cette mise en scène très intelligente de Jacques Osinski. Mais on l’attendait, cette Claire Lannes, qui depuis une soixantaine de minutes faisait déjà l’objet d’une conversation acerbe entre son mari Pierre Lannes, incarné par Grégoire Oestermann et un interrogateur indéterminé, installé dans la salle, à la diction aussi captivante. comme cinglante, celle de Frédéric Leidgens, qui, stylo noir à la main, détache lentement chaque syllabe. Claire Lannes a donc tué, découpé, puis jeté par-dessus un pont de différents trains de marchandises les morceaux de sa cousine sourde et muette que son mari avait installée chez elle pour qu’elle fasse le ménage et la cuisine. Marguerite Duras ne juge pas le criminel. Elle l’inventa à partir d’un fait divers survenu en décembre 1949, qui la fascina tellement lors du procès qu’elle écrivit trois versions de l’histoire, dont une première pièce, the Seine-et-Oise Viaductsqu’elle a renié au point d’en interdire l’exploitation. Dans le véritable crime, une femme a tué son mari. Dans l’amant anglaisl’assassinat est donc celui du tiers handicapé qui pallie le manque de talent culinaire et ménager de l’épouse.

Pourquoi Claire Lannes a-t-elle tué son cousin ? L’assassin n’en est pas conscient, mais il est aussi intéressé que l’interrogateur à comprendre les mobiles, à élucider son propre crime. Où a-t-elle mis la tête qu’elle n’a pas jetée avec le reste des colis ? Claire Lannes gardera son secret, mais dans l’histoire vraie, elle a été jetée dans une bouche d’égout, les oreilles coupées pour pouvoir passer. A travers ses questions, l’interrogateur peut soit appartenir à la sphère judiciaire – un juge d’instruction, un policier –, soit être un psychiatre chargé de l’évaluer. Mais le plus souvent, on le confond avec Marguerite Duras elle-même, tant sa façon de gérer l’entretien et les brillantes réponses qu’il suscite rappellent celles de Dehors et le monde extérieur, deux recueils qui comprennent des entretiens publiés dans la presse écrite avec des enfants, un funambule, une carmélite. “Pourquoi l’as-tu tuée?” « Si j’avais su comment le dire, tu ne serais pas ici pour m’interroger. Pour le reste, je sais. L’interrogateur revient à la charge quelques minutes plus tard : « Ne vous a-t-on jamais posé la bonne question sur ce crime ? “Non. Si quelqu’un me l’avait demandé, j’aurais répondu. Et cette merveilleuse réponse : « Vous savez, monsieur, sur ce banc, en restant immobile, j’ai eu des pensées intelligentes. Ma bouche était comme le ciment du banc. Et apparemment rien, petit à petit ce ciment se désagrège. L’émergence d’un bout de vérité qui s’éclaire apporte à Claire Lannes une émotion joyeuse. Parement l’amant anglaisnous prenons donc également une leçon d’entretien.

« Comment jouer à la folie sans jouer à l’évanescence »

En lisant la pièce, Sandrine Bonnaire a pensé à trois personnes, “un fictif et deux réels” » confie-t-elle lorsque nous la rencontrons chez elle le lendemain. La fictive est Sophie dans la cérémonie de Claude Chabrol, qui, accompagné de la facteur jouée par Isabelle Huppert, tue la famille bourgeoise qui l’emploie. La seconde est Sabine, sa sœur autiste sur laquelle Sandrine Bonnaire a réalisé un impressionnant documentaire, Elle s’appelle Sabine, et qui lui rappelle « comment jouer à la folie sans jouer à l’évanescence ». Et le troisième, “c’est ma mère, qui avait la même légèreté enfantine tout en étant très responsable, et qui, comme Claire Lannes, avait vécu une grande passion dont elle était nostalgique, avant son mariage”. Trois êtres aussi intimes qui traversent un personnage sont une bonne raison de revenir au théâtre que Sandrine Bonnaire désertait depuis dix ans. Elle fait cependant des lectures musicales avec son compagnon, le musicien de jazz et compositeur Erik Truffaz. Depuis le début des représentations, Sandrine Bonnaire est arrivée au théâtre en même temps que ses partenaires de comédiens, pour « Embrassez-les, encouragez-les » et saisir le rythme qui peut varier d’une soirée à l’autre. Elle profite de son temps d’attente pour revisiter furtivement son texte. “Ne bougeant pas sur le plateau, seul, je ne peux pas conserver ma mémoire corporelle.” C’est « la mémoire de la place des mots sur la page » ce qui aiguise sa mémoire. Le premier soir, avant de jouer, elle pensait que le texte s’était évaporé, elle ne savait plus rien, et il lui suffisait d’entrer sur le plateau pour se rendre compte que le texte faisait partie d’elle, qu’il s’était logé en elle sans elle. remarquer.

L’amant anglais de Marguerite Duras, mise en scène Jacques Osinski, au Théâtre de l’Atelier (75018) jusqu’au 31 décembre, puis en tournée.
 
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