« Voudriez-vous rédiger une chronique sur Bébé requin ? », ai-je demandé aux membres de mon équipe, au journal, jeudi matin. ” Oui !!! », a répondu ma patronne, une jeune maman, avec un enthousiasme un peu méfiant. « À la maison, ajoute-t-elle, c’est « le chant de la torture »… »
Elle ne pensait pas qu’elle disait ça bien.
Bébé requinune chanson pour enfants ultra-populaire devenue virale en 2016 grâce à une société de divertissement coréenne, ça peut être une torture. Littéralement.
En Oklahoma l’année dernière, deux gardiens de prison ont plaidé coupables de cruauté envers quatre détenus. Ils les ont conduits dans une pièce vide, les ont menottés et les ont forcés à écouter. Bébé requin à fort volume, en boucle, pendant quatre heures.
Imaginer. Bébé Requin dou dou dou dou dou dou dou…
Au sommet de ta voix.
Pendant quatre heures.
Il y a des limites à la cruauté humaine. Un juge l’a bien compris : il a condamné les deux gardiens de prison à des travaux d’intérêt général, en plus de leur imposer deux ans de probation, pendant lesquels il leur serait interdit de travailler dans les forces de l’ordre.
Au centre-ville de Montréal, le Complexe Desjardins diffuse Bébé requin à plein volume pour éloigner les sans-abri de ses escaliers de secours, nous disait jeudi mon collègue Henri Ouellette-Vézina.
Lire l’article « Bébé requin pour chasser les sans-abri »
Évidemment, nous ne parlons pas ici d’une prison de l’Oklahoma. Les sans-abri ne doivent pas subir cette torture. Ils ne sont pas obligés de rester.
Le problème c’est qu’ils n’ont pas beaucoup d’endroits où aller…
La tactique de dissuasion adoptée par le Complexe Desjardins a été largement critiquée par la communauté, qui la juge déshumanisante, ainsi que par la mairesse de Montréal, Valérie Plante, qui a qualifié de « discutables » des mesures de ce type.
Nous utilisions déjà une « architecture hostile », en installant des bancs segmentés dans les parcs et des « pics anti-sans-abri » le long des rues très fréquentées. Nous transformons ici la musique pour enfants en une arme contre les membres les plus marginalisés de notre société.
Cela dit, le problème ne vient pas du Complexe Desjardins. Après tout, ce n’est pas à un centre commercial de résoudre une crise sociale aussi grave que celle de l’itinérance à Montréal. Comme les autres lieux publics de la ville, il doit faire face au mieux à cette réalité inquiétante. Il emploie également deux travailleurs sociaux à cet effet – et c’est tout à son honneur.
Il est également trop facile, pour ne pas dire hypocrite, de blâmer le soi-disant égoïsme des commerçants qui proclament à chaque instant « pas dans mon jardin ». Ceux qui ont tendance à faire la leçon aux autres du haut de leurs beaux principes n’ont probablement pas à nettoyer leur propre cour d’urine, d’excréments et d’aiguilles sales.
Cependant, cette histoire illustre un problème sociétal plus large.
Un manque de compassion généralisé pour les êtres humains vulnérables, qui ont besoin d’un endroit où se réchauffer et dormir, comme tous les êtres humains. Il y a au moins 4 700 sans-abri à Montréal. L’hiver arrive. Nous ne pouvons pas simplement les repousser et espérer qu’ils s’en aillent.
« Si nous voulons mettre un terme au phénomène du sans-abrisme, nous devons avant tout nous attaquer aux causes structurelles qui le créent. Sinon, on alimente un cercle vicieux qui mène à la précarité», a rappelé à juste titre jeudi Jérémie Lamarche, porte-parole du Réseau de soutien aux personnes célibataires et sans-abri de Montréal.
Il faut soutenir davantage les organismes communautaires, redoubler d’efforts pour traiter les troubles de santé mentale et trouver des solutions durables à la crise du logement. Nous devons faire plus et mieux pour résoudre le problème à la Source.
Le Complexe Desjardins n’a rien inventé.
Ce sont les dépanneurs 7-Eleven établis au Canada qui ont été les premiers à diffuser de la musique forte – Mozart et Beethoven – pour repousser les adolescents qui flânaient dans leurs stationnements, en 1985.
Depuis, de nombreux lieux publics cherchent à éloigner les indésirables de la même manière. En Floride, les autorités municipales de West Palm Beach espèrent décourager les gens de passer la nuit dans un parc en diffusant Bébé requin.
En 2013, la musique de Britney Spears a été utilisée par la marine britannique pour effrayer les pirates somaliens qui sévissaient sur la côte est de l’Afrique. Dès qu’ils entendirent les premières notes de Oups !… Je l’ai encore fait, les pirates s’enfuirent, semble-t-il, sans demander leur repos.
La torture musicale a également été utilisée pour forcer Manuel Noriega à quitter l’ambassade du Vatican, où l’ancien homme fort du Panama était enfermé en 1989.
Et puis, parmi les techniques d’interrogatoire en vogue à la base militaire américaine de Guantanámo Bay dans les années 2000, il y avait celle de casser les oreilles des détenus avec Entrez le marchand de sable par Metallica.
Heureusement pour ces pauvres détenus qui Bébé requin n’existait pas encore. Cette chanson a peut-être été écoutée 15 milliards (!!!) de fois sur YouTube, mais tous les jeunes parents du monde savent qu’il ne peut y avoir de pire torture que ce perfide ver d’oreille.
Bébé Requin dou dou dou dou dou dou dou…
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