Uaucune forme de raffinement intellectuel, inversement proportionnel à la grivoiserie dont il enrobe parfois ses aveux oraux. Tel est le paradoxe du marin-écrivain Kersauson. Dans « Avant que la mémoire ne s’efface », publié dans Cherche Midi, il assume ici sa posture posthume.
Vous qui rappelez sans cesse la passion addictive qu’est la navigation, comment supporteriez-vous les « bateaux de stockage » ?
J’ai été capitaine de courses jusqu’à 65 ans, âge auquel j’ai réalisé que je n’avais plus la force de me percher en tête de mât, à 40 mètres au-dessus du bateau. J’ai vieilli, c’est tout, sans regret ni nostalgie, content aujourd’hui d’embarquer seul sur mon bateau de pêche à la recherche de quelques espadons devant chez moi, dans l’archipel des Tuamotu. Le reste du temps, je m’entraîne trois heures par jour pour retrouver les muscles perdus par mon cancer. Et puis je regarde le paysage, surtout la nuit. Le marin que je reste a conservé l’habitude de très peu dormir.
Quand on revient sur vos records à travers le monde, certains vous reprochent d’avoir favorisé des courses sans adversaires directs…
Avec Tabarly, dont j’étais le deuxième, nous n’avons concouru que huit ans. Sauf que lors de ces courses, on ne visite que de petites parties de l’Atlantique, se privant ainsi des autres mers. Quant aux jaloux, ils savent bien qu’il faut plus que de la chance pour établir un record aussi long que celui du tour du monde. Pour le reste, à mon époque, la course en mer restait excessivement aventureuse, sans météo ni GPS. Aujourd’hui, ça me fait rire de voir des gens écouter de la musique dans leurs écouteurs. J’ai quitté ce milieu à une époque où la compétition était davantage dominée par les organisateurs et leur bureaucratie que par les coureurs.
Le personnage bourru et solitaire dont vous cultivez l’image ne serait-il pas conquis par la véritable misanthropie ?
Je ne suis pas antisocial, mais le contact avec les autres doit être un plaisir et non un besoin. C’est pourquoi, à part ma femme, je me passe de la moindre compagnie, même en Polynésie où je n’ai pas d’amis à part un ou deux mecs avec qui je déjeune de temps en temps. Au fil du temps, j’ai éliminé tous les gens qui dérangent, ceux qui parlent de leurs malheurs, les endroits malodorants et la déco pourrie. La chaleur humaine sent souvent la sueur. Ce n’est pas du mépris, j’aime juste qu’on me laisse tranquille. À tel point que je me suis coupé les cheveux. En revanche, je pense que je suis devenu bienveillant. Par exemple, si un gars au volant ne redémarre pas, plutôt que de klaxonner, je me dis qu’il a peut-être un problème. Ou qu’il vient de perdre un proche. Je suis moins énervé.
«J’entends beaucoup de gars dire qu’ils se saoulent avec moi…»
Le Kersauson des années 1980-1990, version « people » et showbiz, était-ce juste pour amuser la galerie ?
A l’époque j’étais pauvre, et ce monde était celui où l’on réussissait le plus facilement, à condition d’être un peu drôle. C’est pourquoi je suis à la radio depuis quarante-trois ans, notamment aux Grosses Têtes. Un métier culinaire, mais que j’ai fait en bonne compagnie, celui de Jean Yanne, Jacques Martin, Le Luron ou Carlos. Des gens qui ne croyaient qu’à la belle vie, à l’amitié et au plaisir, sans se prendre trop au sérieux. Tous sont au cimetière. Il reste un gars comme Ruquier, étonnant, travailleur, et d’une rare simplicité dans ce milieu.
Cette réputation de buveur sans limites, de buveur, n’est-elle aussi qu’un vieux souvenir ?
J’entends beaucoup de gars qui reviennent de Tahiti dire qu’ils se sont saoulés avec moi, mais ça fait quarante ans que je n’ai pas bu une goutte d’alcool. Bien sûr, je faisais beaucoup la fête, mais pour divertir les autres, je ne devais pas me rouler ivre mort sous la table. Boire un verre, pas deux. J’aime l’enthousiasme, pas la débauche.
« Parfois, je vote encore, mais je me dis juste que ça annule la voix d’un idiot »
Après avoir souffert d’un cancer, la mort semble vous obséder. Savez-vous déjà de quel bois sera fait votre cercueil ?
Non, mais à 80 ans, il suffit de prier pour que l’année prochaine soit comme la précédente, car on sait qu’elle ne sera pas meilleure. Je pensais à la mort tous les jours de ma vie sans vraiment la craindre. J’aime aussi l’idée d’avoir une tombe, je retourne souvent en Bretagne vers celles de mes parents, de mes frères et de la mère de mon fils. C’est un peu comme si j’avais la chance de leur reparler, nous restions connectés. Sur le mien, je ferai graver « À plus tard ».
Qui sait si vous serez présent à la prochaine élection présidentielle… Quoi qu’il en soit, la politique semble devenue insupportable pour vous. Vous votez toujours ?
Parfois, mais juste parce que je me dis que ça annule la voix d’un idiot. L’un des principaux défauts des Français, presque culturel, est l’incapacité d’agir par trop de réflexion. Et cela touche désormais nos politiques, paralysés à l’idée d’exprimer une opinion claire car ils savent que plus personne n’acceptera la moindre concession. En ce sens, le « en même temps » prôné par le président de la République est une jolie usine à bouillie. Mais il est d’autant plus difficile de se livrer à du dénigrement politique que le pouvoir s’est dilué dans la mondialisation, alors que les vrais gros bonnets préfèrent faire des affaires plutôt que d’encaisser des coups et risquer de voir leur maison taguée au lendemain de l’attentat. ‘élection.
“Je ne vais pas dire aux Tahitiens qu’ils sont bêtes parce qu’ils ne mangent pas de crêpes”
En revanche, certains seront surpris de vous découvrir enfin en tant que militant écologiste. Comme un mea culpa ?
En étant en mer, qui reste généralement un désert, le monde a changé sans que je m’en aperçoive vraiment. Enfant, je me souviens avoir été frappé en lisant à la Une du journal que nous étions deux milliards sur Terre. Nous sommes ici quatre fois plus nombreux. Il n’y a plus de place pour se tenir comme des cochons. Certains combats écologiques sont justifiés, à condition d’éviter ces « escrocs » qui en profitent pour exister et donner des leçons.
Vous n’avez signé qu’une seule pétition au cours de votre vie. Pourriez-vous récidiver pour libérer Paul Watson de sa prison groenlandaise ?
Non. Et je préfère ne pas parler de ce personnage.
Vous proposez une ode à la rade de Brest. Pourquoi vous être exilé à l’autre bout de ce monde ?
Quand j’étais jeune, je me suis fait la promesse de m’installer un jour à Tahiti. A bien y regarder, il y a des émotions communes à ces deux lieux, celles que Gauguin a su peindre, à Pont-Aven comme en Polynésie. Il me suffit donc de penser à Brest pour y être. Pareil quand je reviens en Bretagne et que je cuisine du poisson cru comme en Polynésie, où je reste néanmoins étranger. D’ailleurs, les gens qui prétendent d’emblée s’intégrer dans un pays qui n’est pas le leur me font peur. C’est de la bêtise intellectuelle. Les Italiens ont dû souffrir ici pendant près d’un siècle. A Tahiti, je ne serai toujours qu’un capitaine breton, voire biologiquement breton. A l’inverse, il ne me viendrait jamais à l’idée de dire à ces insulaires qu’ils sont stupides parce qu’ils ne mangent pas de crêpes.