«Je me demande si le vin du balcon est bon…»
Publié à 1h11
Mis à jour à 11h00
Lorsque la photographe Josie Desmarais m’a dit cela, j’ai pris cela comme une commande. J’allais être là pour mon collègue. J’allais frapper chez les gens pour leur demander de me donner à boire. J’allais être professionnel.
Première étape de cette mission : trouver des individus qui fabriquent leur propre alcool. J’ai erré dans la Petite Italie, sonnant partout où je voyais des raisins. A chaque fois, on me disait que les fruits étaient une relique d’une autre époque. D’anciens habitants cultivaient les vignes ou des proches décédés utilisaient pour élaborer leur vin…
Joseph, un Portugais d’une cinquantaine d’années, m’expliquait avec nostalgie que son père mettait en bouteille du « blanc pour cuisiner » et du « rouge pour boire ». Il regrette que la tradition soit négligée par les jeunes générations. Il pense que le quartier a également changé. Il y a plus de Québécois d’origine dans la région et ils n’ont pas grandi dans les vignes, contrairement aux Italiens et aux Portugais…
C’est pourtant avec des Québécois que j’ai réussi à déguster du vin maison quelques jours plus tard.
Claude Collerette cultive la vigne dans Rosemont depuis 2007, en partie parce qu’il aime le vin, mais surtout parce qu’il n’aime pas tondre le gazon. Il préférait de loin planter du frontenac, de la marquette et de l’acadia blancs et gris dans son jardin.
Au fil des années, il a dû s’adapter. Aujourd’hui, il s’occupe des scarabées japonais et « d’autres insectes qui s’ajoutent avec le changement climatique ». Ses vignes sont désormais recouvertes de filets, mais sa passion reste intacte.
Je le rencontre quelques jours avant qu’il pressât sa récolte 2024 et je suis franc : quand j’étais enfant, mon oncle faisait son propre vin et mon père se plaignait de son ostie de piquette après chacune de ses visites.
Claude répond que les temps ont changé. Au Québec, on expérimente présentement des cépages hybrides qui donnent des résultats intéressants. Il n’est pas du tout gêné de faire déguster à ses amis l’une des 40 bouteilles qu’il produit annuellement…
Pour preuve, il débouche un Acadie (cépage hybride créé en Ontario) mis en bouteille l’an dernier. Son nez fruité n’évoque pas le vin sec à la belle acidité que j’ai découvert… On est loin de mes souvenirs d’enfance ! (Oui, j’ai plongé mes lèvres dans la piquette familiale ; les années 1990 étaient particulières.)
L’ingénieur m’explique qu’il a réduit l’acidité de cette production en l’inoculant avec des bactéries malolactiques. Il me parle de l’acide malique qui peut être dégradé en acide lactique, selon les bactéries naturellement présentes lors de la fermentation. L’ajout de bactéries malolactiques sélectionnées rend le vin plus stable et permet de réduire l’ajout de sulfites… C’est de la chimie !
Claude Collerette me fait alors goûter sa Marquette 2021. Sa robe est un peu briquetée, je ne sais pas trop à quoi m’attendre… Ma chérie, c’est délicieux ! Je ne serais pas surpris si quelqu’un me vendait ça dans un bar à des prix indécents.
« Particulièrement fier de cela lot-là», glisse Claude.
Avec raison ! Josie, le vin du balcon est bon ici. Du bien et une Source d’accomplissement : « Je fais ça par plaisir, par curiosité et pour dire que je suis capable de faire quelque chose », résume le vigneron amateur.
Du raisin à la pomme
C’est aussi le savoir-faire qui motive le comédien François Bernier et ses amis. Je les ai rejoints à Villeray un dimanche après-midi, alors qu’ils triaient et écrasaient 100 livres de pommes.
Car ici, on produit du vin, du cidre, de l’hydromel… On aime aussi mélanger le tout en créant des hybrides pomme-raisin. Bref, on expérimente.
Je prends un couteau pour donner un coup de main à François, son beau-frère Dominique Bourget et le locataire de l’appartement à l’étage, Rémi Gauvin (que vous reconnaîtrez peut-être comme le chanteur du groupe Comment debord).
Depuis 2021, le trio se réunit pour concocter différentes boissons en utilisant ce qui se trouve à proximité. Les fruits que je tranche proviennent du pommier de Gilbert, habitant du quartier, les raisins poussent devant François et le miel est prélevé dans les ruches sur le toit du triplex…
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Ce qui me rend fier, c’est de savoir faire des affaires et de les partager avec des amis. Je ne veux pas devenir l’oncle qui t’oblige à boire son vin fait maison !
François Bernier
Maintenant, laissez-moi vous dire que j’aime beaucoup le cidre que je déguste en travaillant (meilleure idée de reportage). Les gars recommandent une fermentation de deux à trois mois avec le moins d’intervention possible et produisent environ 400 bouteilles par an… Ce qui demande un dévouement impressionnant.
François a déjà réveillé sa copine à 1 heure du matin pour qu’elle l’aide à embouteiller du cidre. C’était ici ou jamais.
Revenons à la chimie : les gars m’expliquent qu’ils doivent embouteiller le contenu de leurs 15 bonbonnes (récipients dans lesquels l’alcool fermente) lorsque leur densité atteint un point bien précis. Lorsque le moment approche, ils mettent leur vie entre parenthèses pendant trois jours pour intervenir dès que nécessaire. Et pour savoir quand réagir, François Bernier teste quotidiennement les bonbonnes en veillant à désinfecter le matériel entre chacune.
« Quand tu ouvres ta bouteille, tu te dis : j’ai beaucoup nettoyé pour ça ! », renchérit Rémi Gauvin (qui estime que le groupe est « prisonnier du [sa] passion “)…
François me sert un verre d’hydromel d’une douceur impressionnante.
Ensuite, une dame s’arrête pour poser des questions sur les activités en cours. Elle repart avec une pomme. François Bernier me dit que tout cela est un prétexte pour entrer dans une communauté, au fond.
Demain, les gars passeront à l’étape du pressing. Les enfants du quartier en profiteront pour prendre un verre de jus. Les anciens italiens et portugais vont tenter de convaincre le trio de faire de la grappa.
« Beaucoup sont nostalgiques, ajoute Rémi. Ils nous disent : « Mon père faisait ça quand j’étais jeune. » »
Joseph serait heureux de voir ce qui se passe ici.