UN COMMENTAIRE COMMENTAIRE DE SON AUTEUR – L’auteur de « Catharsis » et « Testosterror » reconstitue le parcours d’une œuvre du peintre expressionniste Otto Mueller réalisée en 1919. Il nous raconte son enquête et ses choix graphiques.
By Laurence Le Saux
Publié le 13 octobre 2024 à 8h00
LLe défi de Luz était audacieux : emmener le lecteur dans une biographie particulière, celle d’un tableau. Mais pas n’importe lequel : Deux filles nues, du peintre expressionniste allemand Otto Mueller. Une œuvre réalisée en 1919, qui faisait partie de l’exposition « Art dégénéré » organisée en 1937 à Munich par les nazis. L’ancien designer de Charlie Hebdo, auteur de Catharsis ou Testoerreur, réalise un voyage dans le temps original et étonnant : il montre, à travers les « yeux » du tableau, qui passe de main en main, la montée du nazisme, la cruauté et le chaos qui s’ensuivent. L’artiste commente trois planches de son Deux filles nues.
La découverte d’Otto Mueller
« Voilà un peintre émacié, qui ne mange pas à sa faim, pipe à la bouche et pinceau à la main. On le voit à travers une forme relativement floue mais qui va se préciser : ce sont les silhouettes de deux femmes, que représente l’artiste. Ce que l’on voit sur la page, c’est ce que le tableau perçoit. Deux filles nues révèle aux lecteurs ce que l’œuvre a dans son champ de vision au fil des années. J’ai eu beaucoup de mal à trouver comment montrer cela dans un livre : j’ai commencé par de grandes pages pleines, pour que le cadre soit clair. Une logique de cases pourrait alors être mise en place.
Je propose donc d’expérimenter ce que signifie être à l’intérieur d’une toile, se retrouver aussi impuissant qu’un objet ballotté de main en main ou accroché au mur.
Je propose donc d’expérimenter ce que signifie être à l’intérieur d’une toile, se retrouver aussi impuissant qu’un objet ballotté de main en main ou accroché au mur. Cela donne une image assez fragmentée et mouvante. Une de mes références était La fête [de Thomas Vinterberg, ndlr] : au début du film, la caméra bouge presque autant que les personnages, ce qui est fatiguant pour le spectateur. Mais cela permet de construire une relation forte avec l’histoire. J’ai dû accepter cette petite difficulté au début, et accepter que le regard se construit petit à petit, de touche en touche.
Otto Mueller n’était pas une star comme Otto Dix ou George Grosz ; il fait partie de l’école de Dresde, qui décide de s’affranchir de la beauté de la peinture académique, dans la tradition des expressionnistes du début du siècle. Il était influencé par l’art égyptien et était convaincu d’avoir du sang tsigane dans les veines. J’ai découvert son travail lors d’une exposition sur le groupe Die Brücke, organisée par le Musée d’Art Moderne de Paris dans les années 1990. J’ai été frappé par la force de son trait, proche de celui de la gravure. »
L’importance du détail
« Nous voici entre 1924 et 1930, dans le bureau d’un collectionneur juif qui achète le tableau de Mueller et quitte Berlin pour s’installer à Breslau (aujourd’hui en Pologne). Mais là aussi, la présence croissante des SA, les voyous des nazis, se fait sentir. Au premier plan, Otto discute avec l’une des filles du collectionneur et tente de la convaincre de poser pour lui. Mais ce qui m’intéresse le plus, c’est ce qu’on ne voit pas au premier coup d’oeil : le second plan est très important ! Enfant, j’étais frappé par la petite coccinelle qui se promenait sur les planches de Gotlib, ou encore dans le fond de Y a-t-il un pilote dans l’avion ? J’ai également été un grand auditeur Histoires de peinture par l’historien de l’art Daniel Arasse, sur France Culture. J’ai ainsi compris que c’est dans le détail que se révèle la justesse d’un tableau. Et dans cette page, le détail, c’est ce que l’on voit à travers la fenêtre : l’histoire politique de l’Allemagne se déroule au fil des pages. On voit ici deux SA ivres cracher sur le magasin d’antiquités d’un brocanteur juif. Puis on pisse dans le magasin en dessinant une croix gammée dans la neige. Il montre l’Histoire en détail – et non un détail de l’Histoire, loin de là !
On peut y lire un parallèle avec mon obsession pour la montée actuelle de l’extrême droite en Europe, et son arrivée aux portes du pouvoir en France…
Deux filles nues raconte la complexité d’un artiste, et implicitement la façon dont l’extrême droite de l’époque monte inexorablement. Evidemment, on peut y lire un parallèle avec mon obsession pour la montée actuelle de l’extrême droite en Europe, et son arrivée aux portes du pouvoir en France… C’est un livre nourri d’histoire, mais aussi clairement actuel ! Même sans le vouloir, il semble que je reste un dessinateur de presse.
J’ai travaillé principalement à l’encre gris sépia, avec un peu de sanguine, du lavis et même du café lorsque je manquais d’encre, ce qui adoucissait le dessin. J’ai recherché la douceur qui contrastait avec le fond de ce que je dis. Comme le tableau n’est pas spécifique au mouvement, il a dû danser un peu sur la page, pour que l’œil puisse valser à travers les cases. Bizarrement, même si l’histoire est très oppressante, je pense que c’est mon livre le plus fluide et le plus aérien. »
L’exposition « Art dégénéré », en 1937
« Je voulais avant tout travailler sur l’exposition « L’art dégénéré » qui a eu lieu à Munich en 1937 et j’ai obtenu le brillant livre Art dégénéré : Le sort de l’avant-garde dans l’Allemagne nazie, dirigée par Stéphanie Barron, qui a rassemblé toutes les photos qui en avaient été prises. Les nazis avaient confisqué ce qui, selon eux, ne reproduisait pas le beau, le vrai, le précis, le purement figuratif. Il y avait l’art dit bolchevique, l’art dit juif, réalisé ou collectionné par des juifs, l’art pornographique, l’art du métissage… Pour les nazis, si ces peintures n’attiraient pas le regard au bon endroit ou n’adoptaient pas des perspectives irréalistes, elles c’est parce qu’ils étaient mentalement retardés. Cette page nous entraîne dans le dispositif de cette exposition, le premier encadré nous laisse imaginer que notre tableau est transporté par une main très stylisée, et voit l’accrochage s’effectuer devant lui. Pour signifier la prétendue folie des peintres, les nazis avaient accroché les œuvres de manière erratique, de travers, certaines à hauteur d’enfant.
C’est paradoxal, mais en cherchant à stigmatiser ces œuvres, les nazis ont monté la plus grande exposition d’avant-garde du siècle.
En cherchant quel tableau j’allais choisir pour raconter cette histoire, j’ai été frappé par ces Deux filles nues, de Mueller, qui regarde directement les visiteurs. C’était comme si les personnages sur la toile me disaient : « Tu dois prendre soin de nous ». Si j’ai eu envie de travailler sur cette exposition, c’est parce que finalement, elle est géniale ! C’est paradoxal, mais en cherchant à stigmatiser ces œuvres, les nazis ont monté la plus grande exposition d’avant-garde du siècle. Trois millions et demi de personnes sont venues le voir dans un petit institut archéologique. Certains d’entre eux admiraient discrètement ce qu’ils voyaient et savaient bien que c’était la dernière fois que certains tableaux seraient exposés.
J’ai fait beaucoup de recherches pour essayer de connaître la vie d’Otto Mueller. j’ai lu Histoire d’un Allemand, écrit en 1939 par le journaliste Sebastian Haffner, qui raconte la montée du nazisme de la fin des années 1910 au milieu des années 1930. Et montre à quel point la gueule du loup s’est refermée sur lui sans qu’il s’en rende compte. Son histoire était très importante pour mon livre. Je ne suis pas sûr de faire un travail de mémoire conscient, mais je sais qu’en juin, après les élections législatives, on s’est réveillé en se disant « plus jamais ça ». Et puis on s’est rendormi pendant l’été… »
Deux filles nues, de la Lumière, éd. Albin Michel, 192 p., 24,90 €.