Depuis plus de 60 ans, la France et l’Allemagne entretiennent une amitié fructueuse. En travaillant ensemble et en trouvant des compromis malgré de fréquentes divergences initiales, nos deux pays ont contribué à faire avancer l’Europe. Aujourd’hui, le dialogue franco-allemand s’est affaibli, principalement en raison de l’instabilité politique des deux côtés du Rhin. Cependant, ce dialogue est aujourd’hui plus que jamais nécessaire, face aux menaces croissantes qui pèsent sur l’Europe.
Au-delà des projets de long terme liés au climat, au vieillissement démographique et à la digitalisation, nous devons faire face à des crises et tensions géopolitiques. Le résultat des élections américaines pourrait renforcer ces tensions et devrait sonner l’alarme. Dans ce contexte, la France et l’Allemagne doivent adopter une position commune forte. Nous diviser serait nous condamner, et condamner l’Europe. Mais si nous parlons d’une seule voix et travaillons plus étroitement avec nos voisins européens, l’Europe peut devenir un acteur important sur la scène internationale.
En tant que collègues du Conseil des gouverneurs de la BCE, amis et Européens engagés, nous appelons aujourd’hui, ensemble, à relancer l’action franco-allemande commune. Parce que nous pouvons témoigner de son utilité au cours des 15 dernières années pour surmonter les crises, et parce que nous sommes convaincus que l’Europe dispose encore des leviers pour maîtriser son destin économique et renforcer sa croissance, si – et seulement si – elle le fait. à la volonté commune.
I. N’oublions pas les 15 dernières années. À partir de 2009, la crise financière mondiale s’est transformée en une crise de la dette souveraine dans la zone euro. Certains États membres très endettés risquaient de perdre leur accès aux marchés des capitaux et la zone euro risquait de se disloquer. Au contraire, l’Europe est devenue plus robuste : les États membres ont mis en place un bouclier de sauvetage et créé le mécanisme européen de stabilité et l’union bancaire. Nos pays avaient initialement des opinions différentes. La France était favorable à une plus grande mutualisation de la dette, tandis que l’Allemagne insistait sur la responsabilité individuelle de chaque pays. Mais grâce à un dialogue fondé sur la confiance, nos gouvernements ont réussi à trouver un terrain d’entente. La France et l’Allemagne sont une nouvelle fois parvenues à un compromis fructueux en 2020, face à la crise du Covid. Les États membres ont adopté un outil exceptionnel et temporaire de gestion de crise, le fonds Nouvelle génération UEdoté de 750 milliards d’euros, qui ont permis de gérer les effets de la crise.
Les 26 membres du Conseil des gouverneurs de la BCE, présidé par Christine Lagarde, font preuve de respect et de confiance les uns envers les autres. Nous avons été confrontés à la poussée inflationniste de 2021-2022 ; après avoir atteint plus de 10 % il y a deux ans, l’inflation est retombée à 2,0 % aujourd’hui. Nous n’avons pas toujours été tout à fait d’accord sur les décisions monétaires à prendre, mais avec nos collègues nous avons toujours pu trancher. Et la victoire contre l’inflation est en vue. Nous sommes également de fervents partisans de l’euro numérique pour les paiements de détail, ainsi que d’une monnaie numérique de gros pour les marchés financiers. Un euro numérique serait un véritable projet européen, entièrement fondé sur une infrastructure numérique européenne et renforçant ainsi l’autonomie de paiement de l’Europe. Nous saluons également la révision des règles budgétaires européennes qui s’est achevée l’année dernière. La zone euro a besoin de finances publiques stables et durables pour pouvoir relever ses défis. Nous espérons que chaque pays suivra fermement ces règles communes.
II. Que doit-il se passer maintenant ? Dans le domaine économique, nos deux pays et l’Europe ont un choix : soit ils continuent avec la faible croissance, la faible productivité et la faible innovation des 30 dernières années – et particulièrement des années les plus récentes ; ce que le rapport Draghi décrit comme une « lente agonie ». Soit ils mobilisent leurs forces pour parvenir à une feuille de route ambitieuse, voire disruptive. Ce choix mérite deux explications :
- Évidemment, la politique économique américaine va accroître les défis : nous pensons tous deux que le protectionnisme est préjudiciable à la stabilité des prix et à la croissance – y compris aux États-Unis – et qu’une politique budgétaire trop laxiste pourrait faire augmenter les taux d’intérêt à long terme. Il faut espérer que les discussions seront possibles au G7 et ailleurs. Mais notre destin est aussi entre nos mains : nous ne pouvons pas changer l’autre côté de l’Atlantique, mais nous pouvons et devons changer le nôtre.
- Nous pensons que les rapports de Mario Draghi et Enrico Letta fournissent des orientations importantes pour la feuille de route. Concernant le financement, nous sommes tous deux favorables à l’utilisation du budget européen pour relever les défis qui doivent être relevés au niveau européen. Une dette européenne plus commune n’est cependant pas à ce stade une condition préalable pour avancer : donnons la priorité aux nombreuses propositions peu coûteuses et plus structurelles de ces rapports.
La façon dont nous devons aller de l’avant, avec un plus grand sentiment d’urgence, peut être résumée en trois points : approfondir notre marché unique, créer une Union de l’épargne et de l’investissement et réduire la bureaucratie pour accroître l’innovation – ou, pour utiliser des termes physiologiques : nous devons multiplier le taille parler muscleet par vitesse.
La taille : Notre marché unique est aussi grand en termes de PIB que celui des Etats-Unis, mais il est fragmenté, notamment dans les services et les télécommunications, ce qui pèse sur son attractivité et son dynamisme. Selon le FMI, une réduction des obstacles internes de seulement 10 % représenterait un gain de croissance de 7 % en Europe. Cette question de taille recouvre également la mise en place d’une véritable politique de concurrence européenne.
La puissance financière : L’Union de l’épargne et de l’investissement reposera sur deux composantes majeures : une union bancaire achevée et une union des marchés des capitaux recentrée. Nous avons en effet à la fois de grands besoins d’investissement et de grandes ressources (avec plus de 300 milliards d’euros d’épargne privée excédentaire chaque année) ; mais contrairement aux États-Unis, nous ne disposons pas encore d’une intermédiation suffisante, notamment en termes de fonds propres et de capital-risque.
Vitesse : Pour avancer, nous avons besoin de plus d’innovation et de moins de bureaucratie. En effet, les transitions numérique et énergétique s’appuieront sur des ruptures technologiques ; nous devons donc évoluer d’un état d’esprit purement réglementaire vers un cadre et une culture qui permettent aux entrepreneurs innovants de donner vie à leurs idées. Tout comme Robert Schuman proposait une Communauté du charbon et de l’acier en 1950, nous devrions désormais avoir l’audace de lancer une Communauté de l’IA et de la technologie.
La guerre menée par la Russie contre l’Ukraine nous montre brutalement que l’intégration économique ne garantit pas la paix. Une Europe stable bénéficierait également grandement d’une coordination étroite entre la France et l’Allemagne au-delà de la politique économique. Il est vrai que nos deux pays ont parfois des opinions divergentes dans des domaines comme la sécurité, le commerce ou l’énergie. Mais plus le monde devient menaçant, plus il est important de surmonter nos différences et de mettre l’accent sur ce qui nous unit. Nous saluons le compromis trouvé en octobre 2023 pour réformer le marché de l’électricité de l’UE. Et nous appelons à une approche beaucoup plus européenne des politiques de défense. Considérer la défense comme une véritable mission européenne devrait conduire à des achats conjoints d’armes, et donc à un budget commun de défense plus élevé. Si notre dialogue politique et économique retrouve sa qualité historique, alors la France et l’Allemagne aideront l’Europe à résister dans ces temps difficiles, et à accélérer. A cet objectif essentiel, nous sommes et resterons tous deux pleinement dévoués.
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