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“Vous n’avez pas de problème d’endettement en France”, Yanis Varoufakis

« J’ai 64 ans, la politique est ennuyeuse. Ça me rend malade mais je continue à le faire. »lâche, dans une sourde colère, Yanis Varoufakis. L’ancien ministre grec des Finances, qui a affronté les plus hauts dirigeants de l’Union européenne lors de la crise de la dette grecque en 2015, veut désormais se concentrer sur « sensibiliser le public ». Un combat que mène le professeur d’économie à travers le parti paneuropéen de gauche Diem25 qu’il a cofondé, et à travers ses livres. Il vient présenter son « 17e ou 18e » opus dédié cette fois à l’époque de « techno-féodalisme ». Ce «marxiste occasionnel» le dénonce « Un joug de modèles d’algorithmes » qui asservit « technos-prolos ».

LA TRIBUNE – Vous dénoncez un monde où la Big Tech asservit les individus, allant jusqu’à affirmer que « le capitalisme est mort, remplacé par le techno-féodalisme ». Cependant, les données statistiques (Base de données sur les inégalités mondiales) montrent qu’au cours des deux dernières décennies, la mondialisation et les révolutions technologiques ont permis des avancées notables : réduction de l’extrême pauvreté, réduction de la faim, augmentation de l’espérance de vie, banque, etc. En 2024, n’y a-t-il pas de place pour une vision optimiste du progrès humain ?

YANIS VAROUFAKIS – Dans « Les nouveaux serfs de l’économie »*, j’adopte une approche dialectique, refusant de réduire la réalité à une opposition simpliste. Il est souvent facile de diviser les gens en deux camps : ceux qui célèbrent la mondialisation et ceux qui s’y opposent. La réalité est bien plus nuancée. L’histoire de l’humanité témoigne de révolutions technologiques successives, à commencer par l’agriculture, suivie par l’âge du fer. La maîtrise de l’acier a ouvert la voie à de nouvelles formes de richesse, permettant la construction de villes magnifiques et des réalisations extraordinaires pour l’esprit humain. Mais ces révolutions ont également intensifié les inquiétudes de ceux qui en étaient exclus, de ceux qui n’ont pas directement participé à ces bouleversements. Le capitalisme illustre cette dualité. Karl Marx, dans les premières pages de son Manifestecélèbre d’abord le capitalisme, reconnaissant ses succès. Mais très vite, il souligne aussi les ravages qu’elle provoque, notamment en termes de pauvreté. Cela dépend en fin de compte de ce que nous choisissons de mesurer dans les statistiques, comme celles que vous mentionnez.

Prenons un exemple historique : lorsque les colons britanniques débarquèrent en Australie au XVIIIe siècle, pays où j’ai vécu plusieurs années, le capitaine Cook et ses hommes étaient fascinés par la vie des Aborigènes. Ces derniers jouissaient d’une santé florissante, vivaient de chasse, de rituels, d’art, de poésie. Ils ne travaillaient que deux heures par jour, ce qui provoquait à la fois l’envie et le ridicule de la part des Britanniques, qui les accusaient de paresse. En réalité, la vie des colons était marquée par la maladie et le labeur constant. Examinons maintenant la situation des quelque 900 000 aborigènes qui ont survécu au génocide perpétré par les Blancs. Ils sont aujourd’hui frappés par des fléaux comme le diabète et l’alcoolisme. Alors bien sûr, il y a 300 ans, leur revenu par habitant était techniquement nul. Mais si vous comparez cela aux statistiques actuelles, qui font état de revenus plus élevés, vous faites preuve d’une dangereuse naïveté.

Aujourd’hui, les revenus de la classe moyenne diminuent à cause de l’inflation. Qui est le premier responsable ?

L’inflation trouve d’abord sa Source dans la crise du Covid-19, qui a gravement perturbé les chaînes de production, créant un déséquilibre entre l’offre et la demande. Cette rupture a été exploitée par les pétromonopoles, qui en ont profité pour augmenter les prix. Les supermarchés furent alors autorisés à suivre cette tendance. Il en va de même pour les prix de l’électricité, contrôlés par un cartel qui fonctionne, à bien des égards, comme une mafia. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, il n’existe pas de véritable marché de l’électricité en Europe. Ce que l’on appelle un « marché » n’est qu’une illusion, une construction artificielle mise en place par les États eux-mêmes. Ces derniers manipulent les prix et cachent leurs actions sous prétexte d’inflation.

La dette de l’État français a explosé à plus de 3 220 milliards d’euros, soit 110,7 % du PIB. Comment résoudre le problème de la dette française ?

Vous n’avez pas de problème d’endettement en France. Ce qui vous fait du mal, c’est que la France ne contrôle plus sa monnaie. Pays déficitaire au sein de la zone euro, la France n’est plus économiquement viable. Revenons à 1964 : Valéry Giscard d’Estaing, alors ministre des Finances sous le général de Gaulle, se rend à Berlin pour proposer à son homologue allemand, Rolf Dahlgrün, la création d’une monnaie commune franco-allemande. Une idée qui fut, sans surprise, refusée, à l’époque, par Berlin. Car lorsque l’on fusionne les monnaies de pays dont l’une est en déficit et l’autre en excédent commercial, on introduit inévitablement un déséquilibre structurel. La seule façon d’équilibrer ces divergences est d’adopter des taux de change flottants. Or, en liant la monnaie française à celle de l’Allemagne, ce déséquilibre ne fait que s’aggraver, aggravant le déficit commercial. Pour compenser, la France doit alors imposer l’austérité budgétaire. Mais cela fige les investissements, les entreprises anticipant un ralentissement de la consommation. Dans le même temps, les aides publiques diminuent tandis que les besoins sociaux augmentent. Résultat : l’État est obligé d’emprunter davantage pour combler le déficit. La dette française devient ainsi le symptôme d’un problème plus profond, et non la cause. Contrairement au Japon dans une situation d’endettement similaire, la France n’est plus véritablement un État souverain en matière monétaire. Le problème dépasse donc les frontières nationales : il concerne l’ensemble de la zone euro. Avec la récession technologique de l’Allemagne et le déclin industriel général du continent, l’Europe est incapable de rivaliser avec les investissements massifs de la Chine et des États-Unis. L’absence d’un véritable Trésor fédéral européen, soutenu par la Banque centrale européenne (BCE), est la véritable tumeur qui mine l’économie du Vieux Continent.

L’Europe peut-elle retrouver sa souveraineté ?

Oui, à condition qu’il rassemble et admette que la création d’une monnaie commune était une erreur.

Qui devrait détenir le pouvoir de l’argent ?

Je me considère comme un démocrate radical. Le peuple devrait avoir le contrôle de la monnaie. Or, sur 100 euros en circulation, 97 sont créés par des banques privées, alors que seulement 3 euros sont créés par la BCE. Cela conduit à d’immenses inégalités de pouvoir. On pourrait envisager une application de la BCE permettant à chaque citoyen d’ouvrir un compte, où les transactions seraient gratuites et sécurisées. Pour éviter l’inflation tout en stimulant la demande, la BCE pourrait créditer chaque compte de 200 euros. Toutefois, cela représenterait une formidable concurrence pour les banques.

Ce projet d’euro numérique n’est-il pas déjà étudié au niveau de la BCE ?

Non, pas vraiment, car les banques ne laisseront pas un tel pouvoir leur échapper. Même si Christine Lagarde, la BCE et la Fed sont favorables à cette initiative, les banques conservent une influence prépondérante sur ces institutions. Le projet d’euro numérique sera donc limité et n’aura pour objectif que de concurrencer l’e-yuan chinois. De plus, l’euro numérique ne repose pas sur les principes d’une cryptomonnaie. Je suis favorable à une cryptomonnaie publique, par opposition aux systèmes privés comme le bitcoin. Bien que l’algorithme Bitcoin soit impressionnant et fascinant, et que j’ai vu dans son blanc papier un potentiel pour résoudre des problèmes que nous n’avons pas encore identifiés, elle ne doit pas remplacer une véritable monnaie.

Il est essentiel de pouvoir ajuster la quantité totale de monnaie émise – le bitcoin étant limité à 21 millions de jetons numériques – afin de pouvoir absorber les chocs économiques, comme ceux que nous avons connus lors de la crise du Covid. En outre, un système politique est nécessaire pour augmenter ou diminuer le volume de monnaie en circulation. Nous ne pouvons pas séparer la politique et l’économie. De plus, la spéculation autour du bitcoin signifie qu’il n’y a aucune incitation à l’utiliser comme moyen de paiement, comme acheter un café. Plus le Bitcoin a de la valeur, moins il devient utile. Enfin, l’augmentation de la demande crée une oligarchie Bitcoin, où les millionnaires s’enrichissent. Ce système, qui repose sur un registre décentralisé, devrait en réalité être utilisé comme un registre public. Il est crucial que les citoyens contrôlent leur monnaie.

Avec le « cloud capital », vous expliquez que la quête du profit de l’ère industrielle a été remplacée par celle de la rente numérique. Qui maintient cette nouvelle quête ?

Les gens ont toujours cherché à devenir riches, même sous le capitalisme. Cependant, quelque chose a changé. Jusqu’à présent, le modèle économique s’inspirait du Moyen Âge. En France, les seigneurs exploitaient les paysans, les artisans et les petits commerces, percevant des fermages sur leurs terres. Le baron pouvait s’approprier jusqu’à la moitié de la production agricole. Puis, les grandes cathédrales et les somptueux palais furent construits grâce à ces rentes.

Avec l’avènement du capitalisme, le pouvoir d’extraction de richesse est passé de l’extorsion de rentes à la création de profits. Lorsque Henry Ford ou Thomas Edison fondèrent les premières grandes entreprises, ils restreignirent le marché pour établir un monopole, profitant de l’écart entre le coût de production et le prix de vente.

Cependant, si l’on regarde le modèle d’Amazon et de Jeff Bezos, on constate qu’il ne vend rien de produit. Il a établi des places fortes numériques où cohabitent producteurs et consommateurs, mais il ne s’agit pas d’un marché au sens traditionnel du terme. Dans un marché, il y a décentralisation et choix. Sur Amazon, c’est l’algorithme qui dicte nos achats, en tenant compte de nos comportements individuels. Cet algorithme connaît parfaitement nos préférences et maximise les prix de vente afin que Bezos reçoive son revenu, qui correspond à un pourcentage de chaque vente. Le capital que possède Bezos diffère radicalement dans la manière dont il extrait cette rente en échange de nos données. A chaque fois que vous laissez un commentaire ou une trace, vous alimentez son « capital cloud ».

Pouvons-nous mettre fin à ces monopoles, comme tente de le faire l’Union européenne avec des mesures antitrust ?

Il est tout à fait possible de le faire. Toutefois, la réponse ne réside pas dans la réglementation. Les efforts de Bruxelles et de l’UE pour contrôler cette capitale du cloud sont absolument pathétiques. Dans le cas de l’ancienne version du capital, il était possible de démanteler des géants comme Standard Oil, qui était réparti entre les 50 États américains. Mais que faire des entreprises comme Facebook, qui opèrent à l’échelle mondiale et sans frontières ? Au lieu de se contenter de réglementer, il est crucial de modifier les droits de propriété des algorithmes. Nous devons socialiser le capital du cloud. La propriété devrait devenir commune. Actuellement, nous sommes confrontés à des applications comme Uber, propriété de la holding financière State Street Corporation. La Ville de Paris devrait développer sa propre solution, mais celle-ci a échoué car il faudrait interdire Uber ou même Airbnb, à condition que les Parisiens puissent participer aux décisions concernant les prix et les offres.

Quel message souhaiteriez-vous transmettre aux jeunes ?

Il existe une nouvelle force dans votre entreprise appelée « capital cloud » que vous alimentez chaque fois que vous utilisez TikTok ou Instagram. C’est amusant et utile, et je suis entièrement pour les médias sociaux. Mais ils sont contrôlés par des personnes qui minent votre vie sociale, empoisonnant les conversations sur des sujets comme l’environnement et le climat. Il faut avoir une convergence de vues avec une synthèse. Ces algorithmes empêchent cela car ils alimentent la colère et la haine.

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*« Les nouveaux serfs de l’économie », Les éditions qui libèrent, 11 septembre 2024.

Commentaires recueillis et traduits par Jeanne Dussueil.

 
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