Le rapport du Sénat sur « l’impact du trafic de drogue en France et les mesures à prendre pour y remédier » donnera lieu à une proposition de loi ce mercredi 22 janvier. Le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, et le garde des Sceaux, Gérald Darmanin, font de nombreuses annonces chocs à ce sujet. Pourtant, après des années de montée en puissance de la justice et de la police, le nombre de victimes de règlements de compte et les tonnes de marchandises importées sur le territoire ne diminuent pas. Comment l’expliquer ? Comment y remédier ?
Règlements de comptes, opérations de filet, saisies spectaculaires, annonce d’un nouveau projet de loi pour mieux lutter contre le trafic de drogue, l’actualité récente met en évidence l’expansion de ce dernier sur tout le territoire français.
Un Plan national de lutte contre les stupéfiants a été mis en œuvre en 2019. Mais la Commission sénatoriale d’enquête sur les impacts du trafic de drogue en France, dont les conclusions ont été rendues en mai 2024, dresse un bilan de l’échec des récentes politiques antidrogue. Cela semble particulièrement évident dans la lutte contre la traite.
Un arsenal pénal visant à punir les dirigeants de groupes criminels impliqués dans le trafic de drogue, la production et/ou la fabrication illicite de stupéfiants, l’exportation et/ou l’importation illicite de stupéfiants, ainsi que le transport, la détention, la fourniture, le transfert, l’acquisition illicites. ou usage de stupéfiants, mais, selon les chiffres fournis par le ministère de la Justice, en 2020, les procédures pour infractions à la législation sur les stupéfiants concernaient essentiellement l’usage, et non le trafic de stupéfiants.
Comment expliquer cet écart entre les systèmes existants et les résultats obtenus ? Le déploiement de nouveaux modes de distribution de substances interdites, la persistance de vulnérabilités, notamment au niveau des ports, et un certain nombre d’illusions sur le fonctionnement du crime organisé constituent quelques éléments de réponse.
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Accès accru aux stupéfiants
Bien qu’elle dispose de l’un des arsenaux les plus répressifs d’Europe, la France est depuis des années l’un des pays les plus gros consommateurs de stupéfiants. Stéphanie Cherbonnier, ancienne directrice de l’Ofast (Office anti-stupéfiants, l’agence chargée de coordonner la lutte contre le trafic de drogue sur le territoire français), estimait en 2022 à 900 000 consommateurs quotidiens de cannabis et 600 000 personnes ayant consommé de la cocaïne en France. On pourrait considérer que la demande crée l’offre mais ce serait méconnaître la spécificité des substances addictives. En réalité, l’offre croissante passe par des stratégies de marketing élaborées.
La cocaïne, notamment, est devenue extrêmement disponible, la culture de la coca en Amérique latine ayant atteint un pic en 2023. Résultat : des quantités importantes de stupéfiants à écouler dans un contexte de saturation du marché américain.
L’Europe et la France sont devenues une cible pour les trafiquants de drogue capables de proposer une drogue très pure et à des prix inférieurs à ceux du passé. Autrefois considérée comme la drogue des élites, la cocaïne s’est démocratisée.
Les réseaux criminels ont tiré les leçons du confinement sanitaire de 2020. Contraints de développer des méthodes alternatives au point de vente traditionnel pour approvisionner le consommateur final, ils se sont tournés vers les réseaux sociaux et la livraison à domicile. Initialement artisanales, ces pratiques se sont littéralement professionnalisées.
Ils ont permis de toucher de nouveaux utilisateurs d’un point de vue géographique et social tout en jouant sur l’addiction. Là où le fait de se rendre à un point de deal avec les risques inhérents d’arrestation, d’identification, d’agression, constituait une barrière pour certains, la livraison via les applications téléphoniques et les réseaux sociaux désinhibe certaines personnes et les rapproche. stupéfiants auprès des consommateurs potentiels.
-Cette « ubérisation » s’appuie également sur un marketing très offensif visant à entretenir l’impulsion de consommation : rappels par SMS, programmes de fidélité, offres promotionnelles, échantillons de nouveaux produits à tester renforcent une consommation déjà captive par nature. Dans le même temps, ces circuits rendent en partie invisible le trafic, rendant les réseaux plus flexibles, multiples et difficiles à identifier par les forces de l’ordre.
Manque de contrôle sur le flux des marchandises
Avant d’atteindre le consommateur final, les stupéfiants transitent généralement par des routes internationales. La matière première est souvent géographiquement très localisée : la coca ne peut être cultivée que sur le plateau andin, le pavot pour l’opium et l’héroïne vient principalement d’Asie du Sud-Est, les plantations de cannabis se multiplient mais une partie non marginale vient du Maghreb. Même les produits chimiques utilisés pour fabriquer des drogues de synthèse ont des bassins de production localisés, notamment en Chine. Le trafic de drogue s’appuie sur le commerce international et exploite ses vulnérabilités.
La grande majorité des flux internationaux transitent par les routes maritimes. Les ports sont donc en première ligne. Là où les opérations du filet rétablissent temporairement l’ordre public mais ne permettent que de modestes saisies de stupéfiants, les quantités saisies dans les ports et sur les grands axes routiers sont massives. Or, dans les ports européens, seules 2 % des marchandises sont soumises à des contrôles. Cela offre une forte probabilité de déplacer des marchandises illégales sans interception.
Ce manque de contrôle sur les flux de marchandises est le résultat d’un choix politique, celui de privilégier l’efficacité économique au détriment de la sécurité. Le libéralisme recherche la plus grande fluidité possible dans la circulation des marchandises. Cette rapidité est considérée comme un avantage concurrentiel. Dans cette logique, le contrôle, notamment douanier, constitue un grain de sable qui ralentit la machine. Or, un meilleur contrôle des points d’entrée sur notre territoire comme les ports et les plateformes logistiques est indispensable pour lutter efficacement contre les flux de marchandises illégales (narcotiques, mais aussi contrefaçons, armes, espèces protégées…).
L’« illusion de la connaissance »
Lutter contre le trafic de drogue nécessite également de s’éloigner de « l’illusion du savoir » qui caractérise trop souvent les décideurs politiques. Le monde criminel est dynamique, il évolue au gré des opportunités économiques (avec de nouveaux trafics), technologiques (via la messagerie cryptée par exemple) et juridiques (en contournant la législation sur les substances interdites via l’invention permanente de nouvelles drogues de synthèse).
Nous devons être humbles et accepter que ce que nous savions ou pensions savoir un jour sur les réseaux criminels ne vaut plus le lendemain. Cette approche doit s’appuyer sur un effort de renseignement criminel, ce qui suppose une formation notamment en criminologie, discipline actuellement non reconnue en France, contrairement aux pays voisins comme l’Italie, le Royaume-Uni ou la Suisse. L’expansion du crime organisé dans son ensemble mérite que les chercheurs se consacrent à étudier la nature, les causes, les conséquences et les moyens de lutter contre ce phénomène.
Ces insuffisances se révèlent dans l’utilisation récurrente, par les politiques, de termes erronés tels que monopole, pieuvre ou narcomafia pour discuter du trafic de drogue en France. Le trafic de drogue repose aujourd’hui sur une myriade d’organisations criminelles, grandes ou petites, qui coopèrent bien plus souvent que ne le montrent les règlements de compte. Il n’y a donc pas une pieuvre à décapiter. Le terme mafia désigne une réalité criminelle très spécifique allant bien au-delà du trafic de drogue et développant dès sa naissance des activités tant dans le domaine légal qu’illégal avec une emprise sur l’économie, la politique et la société. Réduire la notion de mafia à celle de trafic de drogue est donc une erreur de diagnostic.
Comprendre l’extrême diversité des organisations criminelles, les identifier, les nommer, comprendre leurs interactions et surtout leur hiérarchie est une urgence pour une action répressive ciblant les principaux acteurs et non les petites mains. Pour ce faire, un changement de regard s’impose : ne pas se focaliser sur le trafic de drogue et prendre en compte la menace criminelle globale des acteurs, dont beaucoup ont développé de multiples activités criminelles impliquant par exemple le trafic d’armes, le trafic d’êtres humains, l’environnement ou encore la criminalité. d’autres crimes en fonction des opportunités économiques et des relations avec d’autres organisations criminelles.