« Dès sa plus tendre enfance, Jacques Bégorry était animé par un très fort désir de justice. De sa carrure chétive, il gardait en lui l’idée qu’aucun crime, aussi mineur soit-il, ne devait rester impuni. C’est donc tout naturellement qu’il embrasse une carrière de policier. Il doit aussi sa vocation au cinéma américain qu’il aimait, et notamment à Clint Eastwood. Enfant, il s’était juré qu’il deviendrait aussi remarquable que l’Inspecteur, sinon rien.
Après une carrière honorable, il n’était pas devenu aussi incontournable que l’inspecteur Harry, mais il était lieutenant, et ce n’était pas rien ! Au terme de nombreux sacrifices, sans compter ses heures supplémentaires, ses nuits cachées et son dévouement sans faille qui mettait quelque peu en péril sa vie de famille, il finit par être promu au grade de commissaire.
Jacques Bégorry avait appris sa promotion, et n’avait pas osé dire à son épouse Judith qu’il allait être muté à Pau, terre où il était né cinquante-trois ans plus tôt et qu’il avait quitté pour son travail et une famille à Paris. Il avait attendu trois jours et que leurs deux enfants aînés soient au lit pour lui servir à boire.
Elle avait accepté gracieusement sans se lever du canapé et le regardait avec méfiance. À sa grande surprise, Judith était ravie, elle l’a même encouragé ! Il rêvait de ce poste, il s’imaginait commissaire tous les matins en se rasant. Judith, qui buvait très peu, avait fini son verre d’un seul coup en apprenant la nouvelle. Elle s’excitait déjà : cette distance allait les rapprocher, être un nouvel élan pour leur relation.
Dès qu’elle eut fini sa phrase, Jacques comprit qu’elle n’envisageait pas une seule seconde de le suivre à Pau. Il sentit un peu le coup. Il aurait adoré leur montrer les lieux qu’il visitait enfant, leur raconter ses folles escapades à vélo avec son ami Thierry Pucheu, ils étaient inséparables. D’ailleurs, il se demandait ce qu’il était devenu après la mort de son père, il avait déménagé et n’avait plus jamais eu de nouvelles de lui.
Fraîchement débarqué à Pau, le commissaire Bégorry avait commencé à parcourir la ville. Le cœur historique était plus petit que dans son souvenir, mais toujours aussi charmant. En déambulant devant les magasins, il a remarqué que de nombreuses marques rivalisaient d’imagination pour inventer un jeu de mots avec le nom de la ville, un jeu de mots plus ou moins célèbre qui lui faisait penser que la communication urbaine était désormais entre les mains d’une mafia de coiffeurs.
« Ici, tous les Palois semblaient dire que rien n’égalait la somptuosité de leurs montagnes. Était-ce du pur chauvinisme ? »
Il occupait un petit logement rue Pasteur, non loin du commissariat. Ce nouveau poste loin de Paris l’enchante, mais ce qu’il considérait au départ comme une merveilleuse opportunité se révèle dès le premier mois comme une prison dorée. Lui qui s’épanouit dans les enquêtes au long cours, les planques et la chasse aux grands criminels se retrouvait, la plupart du temps, assis derrière un bureau à faire de la paperasse et à supporter les cris des ivrognes dans la cellule de dégrisement.
Sa vie personnelle n’était guère meilleure. Il appelait sa femme une fois par semaine et systématiquement ses enfants étaient absents ou occupés. Il exprimait sa frustration en courant comme un fou du quartier du château jusqu’aux bords du Gave ou en faisant des tours au Stade Nautique qui avait fait peau neuve depuis qu’il y apprenait à nager.
Jacques était heureux de retrouver ses belles Pyrénées. Ayant vécu dans plusieurs endroits renfermant des beautés inattendues, il avait appris que l’on ne prête vite plus beaucoup d’attention aux splendeurs qui nous entourent. Or, ici, tous les Palois semblaient dire que rien n’égalait la somptuosité de leurs montagnes. Était-ce du pur chauvinisme ? Alors qu’il se promenait sous le Beth Ceu de Pau, bien abrité sous son parapluie, il eut enfin la révélation. Partant de l’adage selon lequel ici il ne pleut que deux fois par an, une fois pendant cinq mois, une fois pendant sept mois ; il comprit que si les Pyrénées ont toujours été si belles dans le cœur des Palois, c’est parce qu’ils ne les ont jamais vraiment vues. Par temps clair, ils étaient lointains et évanescents, et par temps pluvieux, ils étaient enveloppés de brume.
Plusieurs fois par semaine, il se levait tôt et en profitait pour flâner aux Halles, jusqu’à la place des producteurs où il achetait des fruits frais qu’il déposait dans un panier au bureau pour les grignoter pendant son temps libre. Cela l’a aidé à se concentrer.
Plus le temps passait, plus l’ennui s’installait. Quand enfin un cas se présenta. Tout a commencé par une banale disparition : le chef de cuisine du restaurant Le Pau Lenta ne donnait plus signe de vie. Sa compagne, Manon Cayola, a signalé sa disparition après trois jours sans nouvelles. Au bout d’une semaine, nous avons mené une campagne d’affichage pour un appel à témoins qui n’a rien donné.
La jeune femme a été reçue au commissariat pour lui dire que plusieurs milliers de personnes disparaissaient de leur plein gré chaque année en France, et que parfois on les voyait réapparaître telles qu’elles étaient parties et quand elles le voulaient. Sans preuve d’une disparition plus inquiétante, l’enquête ne pourrait aller plus loin. Ce n’était pas l’envie d’aider qui manquait au commissaire, cette jeune femme le rendait triste, et la perspective d’une affaire, si cette histoire de disparition en était une, le sortirait de sa profonde lassitude, pensa Bégorry. .»
Un recueil de nouvelles
Les Noires de Pau encouragent et récompensent les auteurs locaux depuis près de 30 ans. « Si proche(s) », la nouvelle de Rémi Lacouette-Fougère apparaît dans le recueil « Pas vu, pas pris » dont les intrigues policières se jouent à Pau, dans le Béarn et les Pyrénées. Un livre que l’on retrouve dans les librairies paloises Tonnet et L’Escampette (8 euros). L’auteur, âgé de 42 ans, est décédé le 5 novembre des suites d’une crise cardiaque.