C’est avec une certaine mauvaise conscience que je suis passé récemment devant le Monument aux Arméniens de l’armée française morts pour la France. Il est situé au cimetière du Père-Lachaise. Ce monument, dont le clocher octogonal évoque les églises arméniennes, rend hommage aux Arméniens qui ont combattu pour la France lors des conflits de 1914-1918 et 1939-1945. Sa particularité est de souligner que pendant la Première Guerre mondiale, les opérations militaires ne se limitent pas au territoire français, mais se déroulent également en Syrie, au Liban et dans les campagnes de la Bataille d’Orient. Pourquoi ce sentiment de culpabilité m’a-t-il envahi ? Car, depuis des années, je me dis qu’il faut sensibiliser les Français à cet épisode méconnu de leur histoire, et qui constitue une étape majeure dans la relation franco-arménienne. Pourtant, j’ai laissé passer le centenaire, occasion idéale pour mettre cette histoire en lumière. Il y a peut-être des initiatives que j’ai manquées. S’il vous plaît laissez-moi savoir si vous en connaissez.
En 1918, la Cilicie était considérée comme le noyau du futur État arménien. Les troupes françaises, avec la Légion arménienne en première ligne, ont pris position dans les villes de Mersin et Adana, face aux attaques sporadiques des nationalistes turcs. Mais ce rêve fut de courte durée. En Anatolie, l’armistice est contesté. Mustafa Kemal, figure montante du nationalisme turc, s’est opposé aux frontières imposées par les Alliés et s’est engagé dans une lutte acharnée pour étendre son contrôle. Ce fut le début de la guerre d’indépendance turque (1919-1922). La région de Cilicie est devenue le théâtre d’un chaos croissant. La violence s’est accrue, exacerbée par les conditions précaires de rapatriement des réfugiés arméniens de Syrie et la propagande enflammée des nationalistes turcs. Les escarmouches se sont transformées en massacres. La France, affaiblie par la guerre mondiale et soucieuse de préserver ses mandats au Liban et en Syrie, n’a consacré ni les moyens ni la volonté politique nécessaires pour défendre ses positions en Cilicie. Diplomatiquement isolée et confrontée à l’hostilité des Britanniques – qui, malgré leurs engagements initiaux, s’arrangeaient déjà avec Mustafa Kemal – la France opte pour le retrait. Le traité d’Ankara, signé en 1921, entérine l’abandon de la Cilicie. Les troupes françaises évacuèrent la région dans des conditions humiliantes, parfois de nuit et en silence, après avoir entouré les sabots des chevaux de chiffons pour ne pas alerter les civils abandonnés sans défense. Les Arméniens qu’ils avaient promis de protéger se retrouvèrent à la merci de leurs bourreaux et subirent un nouveau cycle de massacres.
Paul du Véou, capitaine de la Légion de l’Est, témoin direct de ces événements, raconte ces épisodes avec une sincérité brutale dans La Passion de Cilicie (1938). Bien entendu, le mot « passion » a pour lui un sens chrétien : comme les souffrances endurées par Jésus depuis son arrestation jusqu’à sa crucifixion, il n’exprime pas un engouement touristique. L’histoire de Du Véou, rééditée en 2004, expose avec franchise les trahisons politiques et les ordres contradictoires venant de Paris, mais elle met également en lumière des actes de courage choquants. Il décrit notamment comment des soldats de l’armée française, de confession musulmane car algériens, ont sauvé au péril de leur vie des femmes et des enfants arméniens de la barbarie des Turcs. Ce contraste saisissant – entre l’héroïsme du terrain et les renoncements au sommet – reste profondément frappant. Patrick Dévédjian, fin connaisseur d’histoire, a expliqué la relation particulière entre les Arméniens et la France en disant que les Arméniens étaient « les premiers Harkis ».
La mémoire officielle a préféré se tourner vers la figure héroïque de Missak Manouchian pour symboliser la relation particulière qui unit les Arméniens et la France. C’est logique : le récit – comme on dit aujourd’hui – associé à Missak est plus agréable à entendre, puisque sa guerre se terminera par une victoire et non par un abandon en rase campagne. La guerre de Cilicie, malgré son importance pour la compréhension du Moyen-Orient actuel, reste largement méconnue. Hormis le livre de Paul du Véou, peu d’ouvrages en ont fait mention. Je connais la bande dessinée Ernest, Mémoires de Cilicie, où Antonin décrit les souffrances de son arrière-grand-père, un soldat français capturé par les kémalistes. Mais il y a surtout le très beau Mémé d’Armée de Farid Boudjellal, qui raconte sa jeunesse à Toulon dans les années 1960 et sa rencontre avec sa grand-mère algérienne mais née dans l’actuelle Turquie. C’était une jeune fille arménienne de Cilicie qu’un soldat algérien de l’armée française d’Orient avait épousée/achetée et ramenée avec lui. 2020, 2021, 2022… Je m’en veux d’avoir laissé passer le centenaire sans contribuer à sortir cette histoire de l’ombre… 2023, 2024… L’Artsakh est englouti dans la même indifférence du monde, comme la Cilicie il y a cent ans. n