A Paris, loin de son pays en guerre, le ballet national d’Ukraine s’entraîne avec bonheur au rythme de Champs-Élysées de Joe Dassin, quelques heures avant de monter sur scène pour jouer La Reine des Neiges. Au 5ème étage du Théâtre des Champs-Élysées, les corps s’étirent et s’échauffent selon la cadence donnée par le maître de ballet. Les exigences de l’art semblent effacer à la fois la peur et la fatigue du conflit.
Irina Borysova, qui joue le rôle-titre de la série, affirme avoir « appris à contrôler le stress pour éviter la somatisation » lié à la guerre. Celle dont le corps, réceptacle de l’épuisement et de l’émotion, est l’outil de travail ne cache pas sa fatigue : « L’espace aérien étant fermé en Ukraine, nous avons fait un trajet de trente heures en bus jusqu’en Pologne pour prendre un vol pour Paris. »
Même en France, la guerre reste présente. Les trente danseurs sont en contact permanent avec leur pays. Tetiana Lozova, danseuse étoile, profite d’une séance coiffure dans sa loge pour consulter son téléphone. Sur son portable, qui a en fond d’écran une photo de sa fille, figurent une dizaine de notifications annonçant des coupures de courant ou des alertes aériennes en Ukraine…
Adapter les représentations à la guerre
A Kiev, l’Opéra doit s’adapter aux risques de bombardements en ne vendant que 500 places au lieu des 1 650 disponibles. “Cela correspond au nombre de personnes pouvant être hébergées dans l’abri situé en contrebas de la salle de spectacle”, précise Irina Borysova. La danseuse blonde aux yeux bleus ajoute que ces alertes peuvent durer une heure et demie, reportant la représentation au lendemain.
L’établissement a dû annuler certains ouvrages difficiles à monter faute de techniciens mobilisés sur le front. L’absence d’éclairagistes, d’ingénieurs du son et surtout de machinistes pèse plus sur le fonctionnement du théâtre que celui des danseurs. Ces derniers peuvent bénéficier d’une exonération de quelques mois. Ils doivent régulièrement justifier de leur qualité d’artiste. Toutefois, cela ne les empêche pas de recourir à la redoutable possibilité de mobilisation. En 2022, les danseurs Oleksiy Potyomkin, Oleksandr Shapoval et la ballerine Lesya Vorotnyk sont allés se battre. Oleksandr Shapoval n’est jamais revenu…
“La danse est ma façon de soutenir les Ukrainiens” » estime Clément Guillaume, artiste français au sein du groupe. Assis sur un fauteuil dans l’élégant théâtre parisien de style art déco, il regarde ses camarades se produire longuement sur scène. Pas de diadèmes ornés de pierres, de costumes blancs ni de pointes de satin, les danseuses portent des pantalons de jogging noirs ou de simples jupes en mousseline. Maria, la compagne de Clément, vient de quitter le plateau. C’est pour la suivre que Poitevin a quitté la France pour s’installer en Ukraine il y a un peu plus d’un an.
En 2022, le Ballet national d’Ukraine devait présenter Casse-Noisette au Théâtre des Champs-Élysées, pour les fêtes de fin d’année. L’invasion du pays par la Russie en février a incité Kiev à restreindre les œuvres russes, notamment Casse-Noisette sur une musique de Tchaïkovski. L’Opéra se rabat alors sur La reine des neigesmais faute de temps pour monter le spectacle, la troupe propose Gisèle. Il faudra donc attendre deux ans pour assister au spectacle inspiré du conte d’Andersen.
Un ballet entre conflit et fêtes de fin d’année
Les premières représentations de la compagnie au Théâtre des Champs-Élysées ont débuté samedi 21 décembre. Le public nombreux assiste au spectacle autant pour sa magie de Noël que par solidarité avec le peuple ukrainien.
Irina Borysova voit dans l’argumentation de La Reine des Neiges une lecture politique actuelle, “une bataille entre les ténèbres et la lumière” qui finira par gagner. De son côté, Tetiana Lozova, qui incarne le personnage de Gerda – une jeune fille déterminée à sauver son amie Kay, kidnappée par la Reine des Neiges – préfère « Ne modélisez pas la guerre sur une histoire pour enfants. » Elle assure que « le ballet doit conserver sa fraîcheur ». Une légèreté à laquelle aspirent les ballerines, qui savourent leurs quelques heures de repos, passées à rêver dans les rues de Paris, avant de monter sur scène.
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► Une tournée internationale
Inspiré du conte d’Andersen, ce ballet relecture de La Reine des Neiges est accompagné d’une musique composée par les Ukrainiens Oleksiy Baklan et Aniko Rekhviashvili avec des extraits de pièces de Grieg ou Massenet. Il est joué par l’orchestre parisien Prophée, dont le chef, Dmytro Morozov, est ukrainien. Seules une trentaine d’artistes sur la centaine de danseurs du ballet national ukrainien sont présents à Paris. Le reste de la compagnie joue, en parallèle, La Reine des Neiges à l’Opéra de Kyiv. Après Paris, la troupe retourne en Ukraine et se produira ensuite aux Etats-Unis, au Canada et au Japon en 2025.