« Ce tableau mérite à lui seul une monographie ou une exposition. », écrivait Pierre Rosenberg en 1984. Grâce à la présentation très érudite de cette œuvre emblématique par Guillaume Faroult, conservateur en chef du département des Peintures, au musée du Louvre (« Revoir Watteau. Un comédien sans réponse. Pierrot, dit le Gilles », du 16 octobre 2024 au 3 février 2025), le vœu formulé par l’ancien président et directeur du Louvre est magnifiquement exaucé ! Peu de tableaux ont, il est vrai, exercé une telle fascination sur les artistes et les écrivains que cette toile lumineuse, exceptionnelle à bien des égards.
Au panthéon des chefs-d’œuvre
Son premier propriétaire n’a-t-il pas été Dominique-Vivant Denon, ce personnage haut en couleur qui fut tour à tour artiste, homme de lettres et directeur du musée Napoléon avant qu’il ne s’appelle le Louvre ? ? Depuis son attribution en 1826 à Antoine Watteau (1684-1729), le maître des fêtes galantes avec une touche si légère, le tableau est entré au panthéon des chefs-d’œuvre de la peinture occidentale, sans que l’on connaisse véritablement les circonstances de sa découverte ni les signification précise de son iconographie…
Antoine Watteau, Pierrotanciennement connu sous le nom de Gilles, vers 1719, huile sur toile, 184 × 155 cm, Paris, département Peintures du musée du Louvre © RMN – Grand Palais (Musée du Louvre) / Mathieu Rabeau
« Watteau est un artiste très important qui, malgré sa mort prématurée, a été largement copié et gravé de son vivant. […]. Ce tableau n’échappera pas à la multiplication des copies malgré son sujet énigmatique. », explique Guillaume Faroult qui lui avait déjà consacré une étude en 2007 lors de l’exposition consacrée au collectionneur Louis La Caze, son ultime propriétaire qui en a fait don au Louvre. Cependant, aucune copie fidèle du Gilles n’a été réalisée au XVIIIe siècle.
Une signification énigmatique
Par son format inhabituel (1,84 sur 1,55 m aujourd’hui, le tableau ayant été découpé sur ses quatre faces) et son iconographie inhabituelle (« raide comme un i », le personnage principal nous regarde droit dans les yeux), l’œuvre échappe en fait à tout les conventions de son époque. Anciennement intitulé le Gilles (du nom de ce meneur d’intrigues qui connut son heure de gloire après les années 1720), le tableau fut rebaptisé Pierrotpuisque son personnage principal est désormais clairement identifié comme le valet naïf et bon enfant né sur les scènes de la Comédie-Italienne et devenu le protagoniste vedette du Théâtre de Foire.
Antoine Watteau, Pierrotvers 1717, sanguine, pierre noire et craie blanche, 24 × 16 cm, Haarlem, Teylers Museum © Teylers Museum
Une question tourmentait cependant l’historien de l’art. Pour quelle obscure raison Antoine Watteau, grand amateur de théâtre, a-t-il décidé de faire coexister sur la même toile ce valet muet et quelque peu maladroit avec son pantalon trop court et ses bras pendants (il sert habituellement de repoussoir à l’espiègle Arlequin !) avec ce personnage moqueur vêtu de noir que les contemporains du peintre n’ont eu aucun mal à interpréter comme Crispin, le personnage machiavélique de la Comédie-Française ?
Nicolas Lancret Les acteurs de la comédie italiennevers 1725, huile sur bois, 26 × 22 cm, Paris, musée du Louvre, département des Peintures © GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle
Guillaume Faroult propose d’interpréter ce tableau énigmatique comme une allégorie à peine déguisée de la lutte entre théâtre noble et théâtre populaire. Au moment de son exécution, vers 1719, les troupes de théâtre parisiennes furent en effet contraintes de fermer et durent s’exiler à Londres. En condamnant son Pierrot au silence sous l’œil moqueur de son rival de la Comédie-Française, Watteau prend-il parti les uns contre les autres ?
Antoine Watteau, Contenu Pierrotvers 1712- 1713 ?, huile sur toile, 35 × 31 cm, Madrid, Musée Thyssen-Bornemisza © Museo Nacional / Thyssen-Bornemisza
Par ailleurs, faut-il reconnaître dans le personnage de Crispin, un peu grimaçant, un autoportrait déguisé du peintre, personnification de la condition très singulière de l’artiste au XVIIIe siècle ? L’exposition dévoile ainsi une gravure de Benoît Audran d’après Portrait de Watteau dessiné par lui-même dans son lit (vers 1727, Bnf, Arsenal) qui présente une ressemblance troublante avec le valet au sourire narquois…
Louis Crépy after Antoine Watteau, Autoportrait d’Antoine Watteaucirca 1727, 22.2 × 13.5 cm, burin and etching, Paris, BnF, Prints and Photography department © Bibliothèque nationale de France
Au-delà de ces hypothèses magistralement développées dans le catalogue, on ne peut qu’être troublé par l’art du « vrai mensonge » de ce peintre qui excellait à brouiller les pistes en plaçant dans un paysage idéal des personnages de théâtre semblant sortir de la fosse, comme Momus. , ce dieu de la moquerie portant un blason (sans doute assimilé à la figure du Fou), cet âne à la présence saugrenue (symbole traditionnel de la bêtise ou de l’amusement), ou encore ce couple d’amoureux, comme en fuite d’une comédie.
Une postérité durable
« Le monde est un théâtre, le théâtre est un monde », semblent nous murmurer à l’oreille les protagonistes de cette œuvre mystérieuse. Ce n’est pas un hasard si artistes, poètes et écrivains n’ont cessé de s’approprier cette toile polysémique pour la blottir de leurs fantasmes ! Si le personnage même de Pierrot se pare dès le XIXe siècle d’une grâce androgyne teintée de mélancolie dont se souviendront les actrices les plus illustres (de Sarah Bernhardt à Greta Garbo), l’œuvre de Watteau féconde en même temps l’inspiration des plus grands peintres.
Atelier Nadar [Paul Nadar], Sarah Bernhardt dans « L’assassin de Pierrot », pantomime de Jean Richepin1883, photograph, 35 × 25 cm, Paris, BnF, Prints and Photography department © Bibliothèque nationale de France
L’évocation de la postérité du tableau ne pourrait cependant être complète sans la présence poétique de Jean-Louis Barrault incarnant le rôle de Baptiste Deburau dans le très beau film Enfants du Paradis de Marcel Carné (1945). Tel un frère rêvé du Pierrot de Watteau, l’acteur vêtu de blanc surgit, telle une apparition, fragile et lunaire à la fois. Et c’est absolument magique…
Jean-Louis Barrault dans le rôle de Baptiste Deburau dans la scène du défilé devant le théâtreextract from the lm by Marcel Carné, dialogues and screenplay by Jacques Prévert, Les Enfants du paradis, 1945, 182 min © 1945 – Pathé Films
« Revoir Watteau. Pierrot dit Gilles. Un comédien sans réponse »
Musée du Louvre, aile Sully, niveau 1, salle Chapelle (salle 600)
Jusqu’au 3 février 2025.
Catalog of the exhibition under the direction of Guillaume Faroult, co-published Musée du Louvre/Liénart, 240 pages, 150 illustrations, €39.
Informations et réservations sur le site www.louvre.fr et sur www.louvre.fr
Trailer: “Regards sur Pierrot”