Une brigade française déployée en permanence ?
Ce déploiement historique, couplé à l’élection présidentielle roumaine prévue les 24 novembre et 8 décembre, crée une fenêtre d’opportunité pour approfondir durablement la relation de défense franco-roumaine, estiment certains observateurs. ” Alors que l’armée française envisage d’augmenter temporairement ses troupes en Roumanie à 5 000 soldats, soit une brigade, il serait intéressant qu’elle affiche l’ambition de maintenir ce niveau de présence en permanence. », estime ainsi, dans une tribune publiée dans le monde le 17 octobre, Pierre Haroche, maître de conférences en politiques européennes et internationales à l’Université catholique de Lille, et Romain Le Quiniou, co-fondateur d’Euro Créative, un think tank dédié à l’Europe centrale et orientale.
Pour les deux signataires de la plateforme, Paris enverrait ainsi un message clair sur son engagement en faveur de la sécurité du flanc oriental de l’Otan. « A l’heure où la France a abandonné l’idée de stationner des forces significatives dans ses bases africaines, la Roumanie prendrait en quelque sorte le relais en devenant le nouvel avant-poste de l’armée française.ils ont écrit. Une brigade française en Roumanie serait le pendant de la brigade que l’Allemagne installe en Lituanie, assurant ainsi une présence substantielle de ces deux grands pays européens en deux points clés, au nord et au sud de la ligne de front. »
Le coup de couteau roumain chez Airbus Helicopters
Séduisante sur le papier, l’idée d’un changement de vitesse dans la relation militaire franco-roumaine se heurte à de nombreux obstacles. Le premier écueil réside dans un certain décalage, entre Paris et Bucarest, sur le caractère prioritaire d’une alliance de ce type. “Il arrive que les Français veuillent faire plus et plus vite que leurs partenaires roumains, résumé Elie Tenenbaum, directeur du Centre d’études de sécurité à l’Institut français des relations internationales (IFRI), et auteur d’une note publiée en juin dernier sur la France, la menace russe et la défense du « flanc oriental » de l’Europe. L’armée française, habituée à un haut niveau d’activité opérationnelle, a tendance à pousser à des manœuvres très fréquentes. Toutefois, les cultures tactiques restent bien différentes. Il faut veiller à ce que les propositions françaises ne soient pas perçues comme de l’arrogance envers leur partenaire roumain. Si la France veut approfondir ses relations avec la Roumanie, elle devra accepter d’y aller à son rythme. »
Le deuxième obstacle réside dans les résultats récents, plutôt désastreux, des ventes d’armes françaises en Roumanie. Depuis dix ans, les compétitions impliquant des groupes français se multiplient, tout comme les désillusions. Acte 1 : en 2015, Airbus Helicopters posait la première pierre à Ghimbav, près de Brasov, d’une future usine d’assemblage du H215, sorte de version low-cost de l’hélicoptère lourd Super Puma. Le projet est séduisant : Airbus accepte d’implanter ce site en Roumanie en échange d’une future grosse commande de H215M, la version militaire de l’avion, à Bucarest. Problème : si l’usine est bel et bien inaugurée en septembre 2016, en présence de François Hollande, la fameuse commande ne sera jamais signée. Airbus Helicopters a finalement cédé la toute nouvelle usine à Premium Aerotec, l’une des filiales d’Airbus spécialisée dans les aérostructures (éléments de fuselage). Bucarest a finalement commandé en janvier deux H215M pour sa marine. C’est six fois moins que le contrat-cadre attribué par Bucarest à l’américain Lockheed Martin pour les hélicoptères Black Hawk.
Le turc Otokar plutôt que le français Arquus
L’acte 2 a lieu en 2019. Après une rude concurrence face à l’italien Fincantieri et au néerlandais Damen, Naval Group remporte un appel d’offres de la marine roumaine pour quatre corvettes Gowind de 2 500 tonnes, un contrat d’une valeur de 1,2 milliard d’euros. Les recours déposés par les candidats déboutés retardent de plusieurs années la signature du contrat. L’inflation s’étant envolée entre-temps, Naval Group a demandé une mise à jour du prix, ce que l’administration roumaine a refusé. L’accord est annulé par Bucarest en août 2023.
L’acte 3 se joue actuellement. Bucarest a lancé, au printemps 2023, un concours pour l’achat de 1 059 véhicules blindés légers tactiques. Le français Arquus figurait parmi les favoris, avec son Sherpa, vendu notamment aux forces spéciales françaises. Les conditions de l’appel d’offres, » absolument intenable » selon une Source proche des négociations, a finalement conduit le groupe français, ainsi que l’américain Oshkosh, à renoncer à faire une offre. C’est le turc Otokar qui est en passe de remporter, avec son Cobra 2, ce contrat estimé à 934 millions de dollars.
Au-delà de ces désillusions françaises, les faits sont têtus : la quasi-totalité des grands contrats récemment annoncés par la Roumanie ont été confiés à des constructeurs hors Union européenne. Bucarest a notamment signé des contrats pour 32 chasseurs F-35A (Lockheed Martin), 54 chars américains Abrams, 54 obusiers sud-coréens K9 Thunder. La Roumanie a également commandé, en 2023, 18 drones turcs Bayraktar TB2. Des discussions sont également en cours pour l’achat de centaines de chars coréens K-2.
Et les industriels français ? Ils n’ont abouti à rien, ou presque. Arquus a quasiment renoncé au contrat de véhicules blindés légers, promis au turc Otokar. Le contrat des corvettes Gowind de Naval Group a été annulé. Les négociations pour l’achat de deux sous-marins Scorpène sont quasiment au point mort. « Il y a une bouée de sauvetage encore ouverte, mais aucune intensité dans les discussions »assure une Source proche des négociations. La commande de missiles Mistral 3 (MBDA), autrefois évoquée, ne s’est toujours pas concrétisée.
Près de 500 millions d’euros par an pour la mission Aigle
Même dans la compétition pour les systèmes de défense sol-air à courte portée, lancée fin 2023 et estimée à 2 milliards de dollars, MBDA, qui propose son VL Mica, ne semble pas en pole position. L’appel d’offres oppose le groupe européen à l’allemand Diehl (Iris-T System), au coréen Hanwha, à l’américano-norvégien Nasams (proposé par Raytheon) et à l’israélien Rafael. « Il y a eu de nombreuses tentatives et de nombreux échecs. résume Elie Tenenbaum, de l’Ifri. Cette situation a créé une certaine amertume parmi les industriels français, qui ont du mal à comprendre le système décisionnel roumain. »
Ces échecs à répétition sont d’autant plus difficiles à avaler que la France ne ménage pas ses investissements dans le cadre de la mission Aigle. Le coût du déploiement initial, en 2022, a atteint 700 millions d’euros en 2022, selon le sénateur LR Dominique de Legge. Le surcoût annuel de l’opération est estimé à 494 millions d’euros par la Cour des comptes, cette somme étant financée par un effort interministériel. « Si nous voulons approfondir la relation franco-roumaine, il nous faudra un minimum de réciprocité »prévient une Source proche du dossier.
Le camp français est en tout cas optimiste, malgré les récentes déceptions. « Certains de nos projets n’ont en effet pas abouti ces dernières années, la plupart du temps soit pour des raisons juridiques, soit pour des raisons budgétaires.reconnaît Nicolas Warnery, ambassadeur de France en Roumanie. D’autres réussiront, j’en suis sûr, car les autorités roumaines ont répété, à plusieurs reprises ces derniers mois, que leur objectif est de renforcer leur industrie d’armement, et c’est précisément ce que nous proposons de les aider à faire. faire. »
Vers un accord de gouvernement à gouvernement ?
Pour relancer la machine, certains appellent à changer les règles du jeu. Ils plaident, en coulisses, pour la signature d’un accord de gouvernement à gouvernement (« G to G ») entre la France et la Roumanie, qui permettrait à Bucarest de conclure des contrats de gré à gré avec des fabricants français, en contournant les appels d’offres, comme La Grèce l’a fait pour ses achats de frégates Rafale et FDI. Un tel accord pourrait notamment permettre de « pêcher » le français Arquus sur le contrat d’un millier de véhicules blindés tactiques, estiment certaines sources. Il faudrait encore que la Roumanie soit requérante. L’élection présidentielle à la fin du mois devrait clarifier les choses.