Sarah Morris, un monde de réseaux faillibles

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Avec All Systems Fail, l’artiste américano-britannique née en 1967 se voit offrir sa plus grande rétrospective par le Centre Paul Klee de Berne.

Sarah Morris devant l’une de ses toiles d’araignées. © Anna Gaskell

Sarah Morris devant l’une de ses toiles d’araignées. © Anna Gaskell

Publié le 12/04/2024

Temps de lecture estimé : 5 minutes

Dès que l’on franchit le seuil de la grande salle d’exposition du Zentrum/Centre Paul Klee (ZPK) à Berne, notre regard est immédiatement attiré par la taille des toiles, leurs couleurs vives, leur géométrie clinique, leur parfaite facture. Mais cette première beauté évidente – et faussement décorative – ne doit pas tromper le visiteur. Depuis près de trente ans, Sarah Morris, née en 1967 en Grande-Bretagne et qui possède les nationalités américaine et britannique, mène une observation attentive – et finalement très effrayante – des systèmes politiques, sociaux et économiques qui gouvernent nos sociétés.

Organisée par le Deichtorhallen Hamburg, le Kunstmuseen Krefeld, le Kunstmuseum Stuttgart et le ZPK, cette exposition intitulée Tous les systèmes échouent (All Systems Fail) vient de s’ouvrir à Berne comme la plus grande rétrospective jamais consacrée à cet artiste plasticien vivant entre New York et Londres.

« Ce titre m’est venu pendant la pandémie, où nous avons vu notre monde mondialisé s’effondrer. Ce titre est provocateur mais juste», expliquait il y a quelques jours Sarah Morris, présente au ZPK pour couvrir cet affrontement. Regard pénétrant, discours très raisonné, l’artiste se révèle généreuse en explications, ayant développé un formidable langage pictural lui permettant de décortiquer aussi bien l’architecture des villes que les réseaux de transports, les multinationales ou les Jeux Olympiques.

Toutes ces structures qui expriment la complexité de notre monde se transforment en lignes, cercles, toiles d’araignées – le Toiles d’araignée étant une construction qu’elle affectionne particulièrement : “Ils s’adaptent à l’endroit où l’araignée les tisse, mais toujours avec le même procédé d’élaboration si fin et si solide”, admire Sarah Morris.

Midtown – Viacom (Réflexion de Time Square)1998.
© Sarah Morris

Toile d’araignée, ville tentaculaire pleine d’artères et de rues reliées les unes aux autres, flux financiers ou encore monde numérique, tout se mélange, s’entremêle jusqu’à devenir inextricable. Sans doute, nous sommes au cœur des peintures de Sarah Morris, soi-disant abstraites, mais en réalité diablement figuratives et concrètes.

Tous nos labyrinthes

Ces damiers de couleurs, qui semblent parfois bouger sous nos yeux concentrés, et dont l’effet de perspective nous échappe soudain – bienvenue dans l’art optique – sont en fait la façade d’un gratte-ciel. Ou le plafond néon d’un immense espace ouvert concasseur de petits travailleurs travailleurs. Ou la cage d’un escalier sans fin d’où personne ne peut s’échapper. Et que les belles couleurs de la plasticienne ne nous détournent pas de son analyse critique : tous nos labyrinthes, qu’ils soient virtuels ou physiques – comme les mégapoles qu’elle aime explorer – semblent oppressants, vides de sens et d’humanité.

« La force du travail de Sarah Morris, c’est qu’elle peint mais aussi qu’elle réalise des films. Ces deux aspects de sa démarche sont indissociables et se répondent pleinement, c’est très fort», constate Fabienne Eggelhöfer, commissaire en chef du ZPK. Selon ce dernier, il suffit de regarder un film de l’artiste pour comprendre sa démarche, sans aucune explication supplémentaire, et pour évaluer la puissance de ses peintures.

«Je n’ai pas étudié l’art dans une école», explique ce diplômé de l’Université Brown et de Cambridge. Mais j’ai commencé par peindre. Puis les films sont arrivés. Aujourd’hui, c’est comme une table de ping-pong pour moi. J’exécute mes peintures lentement et méthodiquement, tandis que mes films, une fois mes recherches terminées, sont tournés très rapidement. Aujourd’hui, tout s’enchaîne assez facilement.

« J’aime la densité des villes. Le mouvement qui émerge, les chorégraphies”
Sarah Morris

A Berne, vous pourrez notamment voir son film Rio (2012) et, en effet, tout est parfaitement clair. Porté par une excellente musique mettant le spectateur dans un état presque second, ce long métrage (88 min) est une déambulation urbaine sans dialogues ni comédiens. “Je n’ai pas besoin de créer de la fiction, elle existe déjà.” Ainsi, les plans de Morris représentent des réseaux, des liens, des mailles – comme le filet de but d’un terrain de football.

« J’aime la densité des villes. Leur ampleur, leur volume, le mouvement qui s’en dégage, les chorégraphies. Tout cela m’intéresse beaucoup, même si je comprends que cela ne fonctionne pas de la même manière pour tout le monde. Mon père, par exemple, déteste la ville et son bruit. En ce qui me concerne, cette fascination m’est venue à travers les livres, la télévision, le cinéma.

Artères joyeuses ou ville parfois violente et maltraitant ses habitants les plus pauvres, tableaux aux couleurs pop, pétillants comme des bulles de champagne, ou œuvres dénonçant des réseaux cyniques et impitoyables, cette double interprétation constitue l’épine dorsale du travail de Sarah Morris. « Il y a toujours plusieurs réalités. Ce qui m’intéresse, c’est d’observer les deux faces de la médaille.

Exposé dans les institutions muséales les plus prestigieuses, l’artiste crée une œuvre fascinante. Avec la présentation deTous les systèmes échouent, le ZPK poursuit son patient travail de mise en lumière de grandes artistes féminines, vivantes ou décédées. Avant Sarah Morris, le musée bernois a récemment célébré Etel Adnan, Lee Krasner, Bridget Riley et Gabriele Münter. Autant de femmes artistes qui racontent une autre histoire de l’art.

Un héritage exceptionnel au Kunstmuseum Bern

Autoportrait (Selbstbildnis) de Giovanni Giacometti, peint en 1909. © Kunstmuseum Bern, Legacy Eberhard W. Kornfeld

Depuis plusieurs jours, le Kunstmuseum Bern (KMB) présente pour la première fois au public cinq tableaux exceptionnels, légués par le collectionneur et mécène Eberhard W. Kornfeld, décédé en avril 2023 quelques mois avant son centième anniversaire. C’est leÉglise de Moret-sur-Loing(1893) d’Alfred Sisley, de Selbstbildnis (1909) de Giovanni Giacometti, de Bois de Junker (1919) d’Ernst Ludwig Kirchner, de Bleu, rouge et jaune (1958) de Sam Francis et Caroline (1965) d’Alberto Giacometti. « Chacune de ces œuvres représente une relation particulière d’Ebi Kornfeld avec un artiste ou un de ses domaines de recherche. Et chaque œuvre comble une lacune dans les collections du Kunstmuseum Berne», déclare Nina Zimmer, directrice du KMB – Centre Paul Klee dans un communiqué publié pour l’occasion.

>ZPK, Berne, jusqu’au 4 août.

 
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