De coeur à coeur. L’œuvre de Marc Hurtado (Marc Hurtado)

De coeur à coeur. L’œuvre de Marc Hurtado (Marc Hurtado)
De coeur à coeur. L’œuvre de Marc Hurtado (Marc Hurtado)

Né en 1962 à Rabat, Marc Hurtado est une figure incontournable de la scène musicale et cinématographique underground. En 1977, avec son frère Éric, il fonde le groupe de musique industrielle expérimentale Ét Donnés, ce qui les amène à collaborer avec Alan Vega, Michael Gira (Swans), Gabi Delgabo (DAF), Genesis P-Orridge (Pyschic ), Lydia Lunch. … Parallèlement, Hurtado réalise lui-même une série de films en 8 mm, avant de se tourner vers le numérique à partir de 2007 avec Ciel Terre Ciel. Il tourne ensuite un long métrage documentaire avec son frère en 2012 (Jajouka, quelque chose de bien arrive à toi) et les portraits de ses amis Alan Vega et Lydia Lunch. De coeur à coeur est le premier ouvrage français entièrement consacré à son travail multidisciplinaire.

Écrit par une trentaine d’auteurs, à la fois universitaires, collaborateurs et proches de l’artiste (comme Lydia Lunch, Romain Perrot, Marie Möör ou Pascal Comelade), De cœur à cœur, réalisé par Mónica Delgado et José Sarmiento Hinojosa, s’intéresse à tous les domaines artistiques investis par Marc Hurtado, pour mieux tenter d’identifier l’unicité fondamentale de son geste créatif. Cinéaste, musicien, poète, interprète et plasticien, Hurtado est un artiste total, dont la diversité des pratiques naît d’un même élan vital. Ce qui se révèle ici notamment, c’est le rapport charnel et fusionnel qu’il entretient avec le cinéma, comme en témoigne une scène primitive sur laquelle il est revenu en 2017 dans une interview pour Desistfilm (dont la traduction française est donnée ici) : 14 ans Adolescent en proie à des idées suicidaires, Hurtado se voit offrir par son père la caméra 8 mm avec laquelle il avait été filmé durant son enfance au Maroc. Il projette ensuite les images sur son ventre, avant de les refilmer sur son corps : « Cette projection était comme une psychanalyse perçant le miroir de mon âme. Ensuite, j’ai filmé l’intérieur de ma chambre, capturant des éléments qui représentaient ma prison. Ce merveilleux appareil photo, véritable lanterne magique, m’a permis de ne plus vouloir mourir. »

Comme le souligne José Sarmiento Hinojosa, l’adolescent réalise ici un double transfert, « écran/corps » et « caméra/corps » : « Hurtado tend la caméra comme une extension de sa main, de sa propre biologie, de son corps devenu réceptacle de luminosité. » Se filmer devient le moyen de se libérer d’un enfermement étouffant en se fondant avec la caméra et, plus loin, avec le . De cette expérience, Autres terres mollesson premier film réalisé entre 1976 et 1979, représente un « pleurer dans la nuit, condition existentielle d’une œuvre à venir », à travers lequel le cinéaste se libère de son quotidien morne. Initialement constitué de plans ternes de l’environnement claustrophobe de sa jeunesse (fenêtres, murs, immeubles, églises), le moyen métrage ouvre en même temps un horizon libérateur, notamment grâce aux images de la nature qui inondent le film de lumière, et constituera bientôt le motif clé de son œuvre. Très tôt pour le cinéaste, filmer devient l’acte constitutif de son être-au-monde, un « geste vital » “contre le sentiment d’être près de la mort […] et d’y réintroduire la vie. ».

Dissolution

Ce premier film ouvre la voie aux « poèmes visuels » tournés en 8 mm des années 1980 et 1990. Aux côtés de Kenneth Anger et Pierre Clémenti, Hurtado s’impose comme un maître de la superposition, ce qui lui permet notamment de fondre son propre visage dans un jeu de phénomènes de lumière naturelle. La même dynamique apparaît simultanément dans certains de ses textes, comme « Aurore » (1994) : « C’est une rivière qui coule dans mes yeux/C’est l’aube blanche sur mes épaules « . La superposition participe ici à une véritable expérience métaphysique du monde où les matérialités corporelles, filmiques et naturelles entrent en résonance. Il l’explique lui-même : « J’avais très peur de filmer la nature, je ne voulais pas l’observer de manière contemplative. La contemplation filmique devait être un acte aveugle, la nature devait m’embrasser, me dominer, me dévorer, me faire disparaître dans les abysses du film. […] Entrer dans la nature, c’était comme entrer dans une danse. En entrant dans un univers où il n’y avait plus de différence entre les atomes de la nature et ceux de mon corps, tout était dans tout. » Grâce à la superposition, les éléments constitutifs du monde sensible se superposent pour entrer en coalescence : l’eau et la terre, le micro et le macro, l’hiver et l’été se rencontrent, révélant la singularité fondamentale qui régit l’univers. Les traits du visage se dissolvent dans cette nature fusionnelle ; l’individu s’efface pour rejoindre le monde rendu à sa totalité primordiale, touchant ainsi au « plus haut degré de réalité » pour reprendre le titre de l’article de Nicole Brenez citant Friedrich Schiller.

La création pour Hurtado constitue ainsi une expérience spirituelle autant que charnelle, une articulation qu’analyse notamment Vincent Deville dans son article. Ainsi, deux notions fondamentales émergent tout au long de la lecture : celles deextase et de transe. L’art devient un rituel magique – c’est le sujet du long métrage coréalisé avec son frère Éric, Jajouka, quelque chose de bien arrive à toi (2012) – s’abandonner à un état limite et le faire vivre au spectateur/auditeur. Au fond, c’est cette même recherche qui relie les différentes pratiques artistiques de Hurtado. Tandis que Nicolas Ballet conjugue les performances scéniques d’Étant Donnés avec des transes dionysiaques répondant aux principes du « Théâtre de la cruauté » d’Antonin Artaud, Romain Perrot (musicien dit VOMIR et collaborateur de Hurtado) décrit le processus d’enregistrement du musicien, où ce dernier soulève le niveau sonore » au-delà du niveau raisonnablee » pour que le corps et le son ne fassent qu’un grâce aux vibrations. Concernant la musique de Hurtado, composée en solo ou avec son frère, Perrot termine par quelques lignes qui pourraient tout aussi bien s’appliquer à son cinéma : « [Sa musique], il le va créer encore et encore, pour prolonger cette idée qui lui plaît, celle d’une certaine immobilité entre matière et chair, entre corps et esprit, ainsi qu’une certaine destruction, une transparence de l’être qui aboutit au son, un effacement total en musique. et la poésie. »

Royaume (1991) et Blanche (1996)

Cosmogonies

Entièrement monté en ” le moment de grâce du tournage “, ses films sont ouverts à ce que Hurtado appelle ” chance magique », aussi présent dans son usage des superpositions – dont les différentes images ont pu être enregistrées plusieurs mois plus tard – que dans le montage sonore de ses films qu’il réalise » les yeux fermés « . Par cette force qui le guide durant les différentes étapes du processus créatif, Hurtado soutient : « l’univers sera le réalisateur de mes films et j’en serai le spectateur. » S’appropriant ce lexique de la magie pour décrire l’artiste comme un chaman et ses œuvres comme des exorcismes, des sortilèges ou des rites, De coeur à coeur adopte souvent une approche mystique pour saisir ce qui rend poétique le cinéma de Hurtado, sans occulter l’inscription concrète de son œuvre dans son rapport à la technique. L’analyse d’Elisa Arca Jarque s’intéresse ainsi aux conséquences que les changements de formats d’enregistrement ont eu sur son travail, avec un accent particulier sur leur « conditions d’éclairage « . Le passage au numérique en 2007 avec Ciel Terre Ciel marque un tournant technologique : « Là où auparavant la lumière impactait les photons directement sur le film, désormais un capteur les transforme en signaux qui sont ensuite amplifiés. « . Hurtado abandonnera alors peu à peu son procédé favori de l’overdubbing, car pour lui, celui-ci n’a de sens que s’il s’apparente à un acte alchimique, qui rassemble des éléments hétérogènes via la photochimie de l’enregistrement – ​​ce qui n’est pas le cas. permet davantage de montage numérique.

L’intérêt marqué pour la technique, qui se manifeste par l’utilisation de formats obsolètes comme le 8 mm, le Super 16, le numérique brut ou les images de caméras de vidéosurveillance, est régulièrement commenté pour souligner la conscience aiguë du cinéaste. de son médium, établissant une affinité profonde, semblable à celle de l’artisan avec son outil. En ce sens, Hurtado suit les traces de Jean Epstein : « Verser [Hurtado]l’appareil photo est doté de vertus magiques, une machine capable de produire de nouvelles formes et images, qui seraient restées cachées dans le domaine de l’inconnaissable et de l’invisible sans l’intervention de son mécanisme. » L’image n’est pas destinée à documenter ou copier la réalité ; la caméra n’est pas un réceptacle passif et neutre, ce que le cinéaste nous rappelle en montrant constamment dans l’image les marques de la machine (perforations dans le film, irisation de la lumière produite par la vidéo, etc.). Au contraire, le cinéma peut enregistrer et exalter des puissances souterraines qui échappent à l’œil humain. Monde (2018) en témoigne : filmé dans un atelier de menuiserie, il donne une dimension mythique à ce combat avec la matière. Flou, surexposition, sous-exposition et frénésie des mouvements de caméra » nous entraîne dans une expérience sensorielle anormale » pour capturer le « degré élevé de désordre moléculaire » du visible. « Cinemain » pénètre le tissu du réel pour le recomposer, nous invitant à l’observer sous un nouveau regard et à le vivre d’une manière nouvelle : c’est la réinvention du monde rendue possible par un art aux pouvoirs cosmogoniques.

 
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