Albert Speer présente à Hitler la maquette du pavillon allemand à l’Exposition universelle de Paris en 1937. – Belga
C’était le favori d’Hitler. Il l’apprécie tellement qu’il en fait son ministre de l’Armement en 1942 et passe des nuits à rêver avec lui à la refonte urbaine de Berlin et à la scénographie de l’idéal nazi. Albert Speer, celui qu’on appelle l’architecte d’Hitler, a utilisé la pierre pour projeter la folie idéologique du nazisme dans des projets mégalomanes comme la nouvelle Chancellerie du Reich, décorée de sculptures d’Arno Breker, un autre artiste officiel, ou les grandes places d’armes transformées en « cathédrales de lumière ». » pour les grands rassemblements festifs. Speer a toujours dit qu’il ne savait rien du projet de Solution finale et de l’existence des camps d’extermination. C’est ce qu’il a défendu au procès de Nuremberg, c’est ce qu’il défendra toute sa vie, après avoir purgé une peine de vingt ans de prison. C’est ce qu’il écrit dans Au cœur du Troisième Reich, une autobiographie publiée en 1969, grand best-seller à travers lequel il n’hésite pas à façonner la matière d’un mensonge pour en extraire une fiction qui deviendra sa vérité.
L’homme qui pensait qu’il était une fiction
Dès les années 1970, en multipliant les rencontres avec Albert Speer, devenu une star médiatique, l’historienne Gitta Sereny entreprend de déconstruire le récit de sa non-culpabilité de l’ex-dignitaire nazi. C’est le travail de Sereny qui a poussé Orengo à commencer à écrire « Tu es l’amour malheureux du Führer », un livre fascinant qui s’aventure bien au-delà du simple roman biographique pour approcher de près la relation intime qu’entretenaient Hitler et son employé préféré. Nommé sur les listes du Renaudot, de l’Académie française, d’Interallié et du Goncourt, l’ouvrage vise à dénoncer la malignité et la toxicité d’un homme qui s’est pris pour de la fiction jusqu’à avancer dans les fake news de l’Histoire.
Dans votre livre sur Albert Speer, on voit un homme dont la malhonnêteté va jusqu’à mettre en scène sa prétendue honnêteté…
JEAN-NOËL ORENGO – C’est exactement ça ! Lors du procès de Nuremberg, Albert Speer a déclaré : « Je n’en savais rien, mais je suis collectivement coupable ». En gros, il dit « condamnez-moi », ce qui sauve sa raison. Il est condamné à vingt ans de prison, tandis que son adjoint est condamné à mort. Nous voulons savoir s’il le savait, mais il le savait puisqu’il a participé au projet en tant que ministre de l’Armement, il est déjà coupable de cela. En 1943, Himmler prononça un discours devant les membres du parti dans lequel il expliqua que la solution finale était en cours, et qui remercia-t-il ? Il remercie Speer. Lorsqu’il a été révélé en 1971, Speer a déclaré : « Je n’étais pas là quand j’ai été relâché ». Qu’il soit là ou non, cela ne nous importe pas. L’important est qu’il soit remercié.
Il fait partie de ces personnages qui réécrivent l’histoire à leur profit…
Albert Speer est un maître du récit, il rend son après-guerre plus intéressant que sa guerre car il a réécrit le récit et créé une réalité alternative qui s’imposera comme la vérité, même lorsqu’il sera démontré de son vivant qu’il a menti. C’est un peu ce que nous vivons au quotidien : qui nous dit quoi ? Qui est le plus attirant et qui a le plus de flair ?
Même si Hitler avait une passion pour l’architecture, comment, en 1942, un architecte est-il devenu ministre de l’Armement et de la Production de guerre ?
C’est l’histoire d’amour – non au sens sexuel – qui unit Hitler et Speer qui conduit ce dernier à devenir ministre. Et Speer réussit comme ministre de l’Armement parce qu’il est le favori d’Hitler. Il existe une relation de fascination entre les deux hommes, entre l’homme de pouvoir et l’homme d’art. D’où le titre de mon livre qui est une véritable citation d’un collaborateur qui, après avoir quitté une réunion avec Hitler et vu comment il se comporte avec Speer, dira à Speer : « Sais-tu ce que tu es ? ? Tu es l’amour malheureux du Führer.
Une relation homoérotique
Cette dimension émotionnelle est-elle vraiment défendable ?
Un psychiatre dira qu’il s’agit d’une relation homoérotique et lorsque nous en informons Speer, il l’admet. Et cette relation dure après la guerre, Speer ne vit que dans la mémoire de son Führer… Tous deux ont une femme, contrairement à leur entourage, ils ne sont pas des coureurs. Speer était un très bel homme, Hitler était très populaire auprès des femmes, mais elles sont inoffensives. Ils sont fascinés l’un par l’autre. Hitler faisait avec Speer des choses qu’il ne faisait avec personne, ni avec Goebbels, ni avec Himmler dont il était proche, il passait des nuits entières avec Speer à discuter de modèles !
A-t-il donné forme au rêve nazi d’Hitler ?
Oui, et je pense qu’il s’est réalisé en tant qu’architecte grâce à Hitler. Il saura traduire et sublimer la vision d’Hitler. Avant, c’était un architecte moyen de l’époque qui, après avoir rencontré Hitler, est tombé dans une dimension où toutes les règles architecturales étaient brisées. On le voit dans le projet Germania qui prévoit la refonte de Berlin, on le voit dans la pierre, mais aussi dans les congrès de Nuremberg. Toute cette iconographie nazie que nous avons dans notre inconscient collectif, c’est lui qui l’a codifiée – les projecteurs, les colonnes de lumière, l’exaltation des perspectives avec des stands… Visiblement Speer avait du talent…
« Le nazisme est le système qui a poussé le plus loin la relation entre politique et esthétique. »
Vous évoquez un autre artiste issu de l’entourage d’Hitler, la cinéaste Leni Riefenstahl qui a réalisé Le Triomphe de la volonté au congrès de Nuremberg en 1934 et Les Dieux du stade aux Jeux olympiques de Berlin en 1936…
Et quand Leni Riefenstahl filme le Congrès de Nuremberg, elle met en scène une production, une production imaginée par Speer. La question est de savoir s’ils auraient pu faire autre chose dans un cadre démocratique ou si c’est le nazisme qui a révélé un talent maléfique qui ne pouvait se réaliser que là-bas ? Le nazisme est le système qui a poussé le plus loin la relation entre politique et esthétique.
Si cela avait été possible, auriez-vous cherché à rencontrer Albert Speer ?
J’aurais essayé de rencontrer Albert Speer si j’avais voulu écrire sur lui de son vivant, mais ce qui m’a donné envie d’écrire sur lui, c’est Gitta Sereny qui apparaît à la fin de mon roman. Je n’étais pas intéressé à écrire une biographie d’un nazi. Sa véritable histoire se termine en 1945, puis il devient l’historien de lui-même à travers ses mémoires et ses interventions médiatiques. Parallèlement, il fait l’objet d’études de la part d’historiens dont Gitta Sereny, celle qui a poussé le plus loin la description de l’ambiguïté du personnage. Je pensais qu’il y aurait un livre à faire si je pouvais relier ces deux personnages – Albert Speer écrivant sur sa vie et elle écrivant sur la vie de Speer. Et si j’interviens à la fin du livre – ce que je n’ai pas l’habitude de faire – c’est parce que je constate une sorte de transmission : de lui à elle, d’elle à moi, et de moi aux lecteurs.
Dans quel état d’esprit êtes-vous sorti de cette aventure intellectuelle ?
J’en suis ressorti abasourdi, je n’ai pas envie de rentrer dans le folklore mais c’est émouvant. Quand on lit la description des pendaisons d’enfants, des tortures, des expériences médicales, quand on lit le discours de Himmler avec une folle inversion des valeurs, ce sont des choses terribles. Je ne sais pas comment des historiens comme Ian Kershaw, le biographe d’Hitler qui se lève avec lui tous les matins…