« Avec TikTok, la Chine mène une nouvelle guerre de l’opium contre l’Occident »

« Avec TikTok, la Chine mène une nouvelle guerre de l’opium contre l’Occident »
« Avec TikTok, la Chine mène une nouvelle guerre de l’opium contre l’Occident »

La Croix : Pourquoi dit-on que TikTok est le « cheval de Troie » de la Chine ? Quel est son lien avec le Parti communiste chinois ?

Fabrice Epelboin : Il y a une forme d’ambiguïté. Lorsque vous faites affaire avec une entreprise chinoise, vous faites en réalité affaire avec l’État chinois. Les Etats-Unis font exactement la même chose avec Facebook, Instagram ou X (Twitter), à la différence que nous ne critiquons pas les actions américaines, alors que nous nous inquiétons lorsqu’il s’agit de la Chine.

Certes, les liens qu’entretient la France avec la puissance américaine sont très différents de ceux qu’elle entretient avec la Chine. Or, les États-Unis ont multiplié ces dernières années les opérations d’ingérence sur le territoire français via leurs réseaux sociaux. Il serait illusoire d’imaginer qu’ils ne le font pas, tout comme il serait illusoire de penser que la Chine ne suit pas le même processus.

Comment se manifestent ces interférences ?

FE : Lorsque nous utilisons les réseaux sociaux, nous permettons aux applications d’accéder à un certain nombre de données et d’informations personnelles. Cette base de données est utilisée pour analyser les comportements et les préférences des utilisateurs. Partant de là, on peut envisager que les réseaux sociaux puissent être utilisés pour influencer l’opinion publique. Facebook et X offrent une multitude d’exemples.

De plus, il existe une version chinoise de TikTok qui est très différente de la version occidentale, et qui ne laisse aucun doute sur la stratégie de Pékin en matière d’orientation des contenus. Sur le marché chinois, TikTok encourage les jeunes à travailler. L’application inculque les valeurs du régime et possède une dimension pédagogique très présente. Au contraire, sur le marché international, le réseau encourage la distraction, la consommation de toujours plus de contenus, dans le but de générer des revenus publicitaires.

Comment expliquer que cette application soit autant appréciée des jeunes ?

FE : Cette application a mis à jour le modèle vidéo au format ultra court, ce qui facilite la création et la diffusion des productions des utilisateurs. Il y a une surproduction de contenus qui incite l’utilisateur à consommer toujours plus. Par rapport aux autres réseaux sociaux, TikTok a développé un algorithme extrêmement efficace, qui a la particularité de proposer des contenus personnalisés de manière continue, encourageant une utilisation excessive.

Quels sont ses effets sur les jeunes ? Pourquoi parle-t-on d’« opium numérique » ?

FE : Le terme « opium numérique » fait directement écho aux guerres de l’opium. Au XIXe siècle, les puissances occidentales obligeaient la société chinoise à consommer de l’opium pour des raisons essentiellement mercantiles. Pour la Grande-Bretagne, ce commerce rapportait beaucoup d’argent, alors ils l’ont imposé à la Chine. Nous sommes ici dans une revanche, où la Chine gagne de l’argent grâce aux réseaux sociaux qui brutalisent nos sociétés, notamment notre jeunesse. Difficile de ne pas y voir une sorte de vengeance pour ce qui leur a été fait à cette époque.

En tant qu’Occidentaux, comprenons-nous suffisamment l’humiliation qu’ils ont subie à cette époque ? Les guerres de l’opium restent encore très présentes dans l’imaginaire chinois…

FE : Ceux qui ont étudié cette période durant leur scolarité peuvent le comprendre, mais je ne suis même pas sûr qu’elle fasse partie du programme du secondaire. Dans l’état actuel du système scolaire, cet épisode historique est souvent négligé. Elle est relativement peu connue et donne une image peu glorieuse de l’Occident.

L’effet addictif de TikTok, notamment chez les jeunes, est-il spécifique à ce réseau ? Est-ce une véritable stratégie de bêtise ou un argument strictement économique et mercantile ?

FE : Sur ce point, il n’y a aucune différence avec Facebook ou Instagram par exemple. Cet effet addictif alimente avant tout une « économie de l’attention ». Le but est de gagner de l’argent, et pour gagner de l’argent, vous devez garder les utilisateurs sur le réseau. Mais, au-delà de la stratégie derrière cet effet addictif, TikTok a surtout permis de soulever des questions qui n’étaient pas compréhensibles il y a encore quelques années.

Il était alors politiquement incorrect, voire carrément complotiste, de dénoncer des ingérences étrangères lorsque Facebook collectait des données ou proposait des contenus personnalisés, alors qu’avec la Chine, la question se pose. Et cela s’applique à tous les réseaux. Ce qui est une bonne chose.

Pourquoi ne s’inquiète-t-on que maintenant des risques d’ingérence étrangère via TikTok, alors que d’autres réseaux sociaux suivent exactement les mêmes procédés ?

FE : Cela vient d’une hypocrisie qui n’a aucune raison d’exister, et peut-être assimilée à une considération binaire, où les Américains seraient les ” amical “ et les chinois ” méchants “. Si, dès le départ, on avait été honnête, la question se serait posée pour les autres réseaux sociaux. Il a fallu attendre le rachat de X (Twitter) par Elon Musk et l’émergence de TikTok sur le marché international pour que ce sujet soit enfin mis sur la table. Or, depuis plusieurs années, les réseaux sociaux nous enferment dans un système très contestable, avec une emprise toujours plus grande sur les jeunes générations.

Depuis 2022, TikTok est le partenaire officiel du Festival de Cannes. Pourquoi la Chine s’intéresse-t-elle à cette institution ?

FE : Elle l’utilise principalement comme vitrine. TikTok lui confère une plus grande visibilité, ce qui cible un autre type de population. Au-delà de l’aspect économique, je ne pense pas qu’il y ait de visée stratégique de la part de la Chine. Aujourd’hui, TikTok est devenu un acteur culturel, au même titre que le Festival de Cannes.

 
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