Céline Minard, Plasmas – .

Dvivre au bout du monde : le titre du livre d’Ursula Le Guin cité au début du dernier roman de Céline Minard, désormais disponible en livre de poche, pourrait être son point fort autant que sa ligne de basse. Mais Plasma ne peut être appréhendé aussi simplement : tout en bris et en reflets, en échos et en combinaisons, le récit déconcerte autant qu’il fascine, un univers aux lignes (dés)accordées. Si Céline Minard réinvente la forme du monde-livre, comme en quatrième de couverture Plasmac’est bien dans la concentration et la fragmentation, les seules formes possibles pour exprimer le chaos qu’est et sera notre univers, dans une histoire qui le capte comme une danse.

Au début du livre, Galvón s’apprête à décoller, sa gaine électro-organique connectée transmettant toutes les données de son saut aux Bjorgs qui voudraient reproduire les figures de l’acrobate. Mais tout ne se mesure et ne se rejoue pas mécaniquement, quelque chose échappe à la machine dans ces volées humaines… C’est par touches que Céline Minard transporté (au propre comme au figuré) ses lecteurs dans un univers comme le nôtre, simplement décalé dans le temps et dans l’espace, accentuant tout ce qui reste aujourd’hui encore des perspectives voire des cauchemars et est devenu réalité. Certains noms et adjectifs prêtent à confusion, reconnaissables sans être tout à fait compréhensibles, dans une étrangeté poétique paradoxalement si familière. Les mondes survivants de Céline Minard nous inquiètent et nous fascinent, ils sont notre avenir, devenus présence absolue et charnelle dans un récit qui, à l’instar des acrobates du texte introductif, enchaîne des figures aériennes, d’un texte à l’autre, déjouant toute lecture d’installation en la sécurité d’une reconnaissance immédiate. « Tout était là, parfaitement conservé, en désordre, mélangé mais présent. » Dans ce récit post-apocalyptique, pas de répit, des fragments d’un passé pas même d’un âge d’or et ce présent instable, menacé de s’effondrer, comme la cave, comme l’enfance qui est moins une époque qu’un espace et un fantasme. Et Céline Minard excelle à rendre organiquement ce nouvel ordre des choses.

« Le monde et son histoire entretiennent des relations analogues à celles de la mémoire et du corps, une série de portes, de tiges lancéolées, de vrilles complexes et entrecroisées, dont on ne connaît ni le début ni la fin ni quel vide elles peuplent et traversent. » : une fois de plus le récit formule un chemin, récit et énoncé métapoétique sont indissociables, du « trou dans le réel » surgit la danse du chaos et une prose virevoltante sur l’abîme. Rien n’est réglé dans Plasma, ou plutôt tout s’énonce à partir de l’axe d’un vertige, qui ensemble déséquilibre et refond l’histoire. La prose est “Dans l’air” (titre de la première histoire), comme on baise dans l’air et se débarrasse de ce qui gêne (une logique linéaire, le immédiatement et confortablement perceptible), comme on lévite et joue avec la gravité, comme on tangue et tremble avant de basculer. Telle est la magie de ce livre, la puissance de son langage, à la fois charnel et désincarné, énonçant à la fois l’histoire et sa poétique, sans lourdeur, depuis le sol. Dans « Tar Pits », une bille se forme à la surface d’un lac, « lourde de tous les tourbillons qui la laissent passer à travers des obstacles séculaires, enfin liquéfiée ». La bulle est « souple, épaisse comme une peau, grasse comme une plante », à son image l’étonnante poésie de ce livre, souple et épais, gras et léger, disjonctif.

Cette labilité est celle du livre dans son ensemble, de ces plasmas qui sont des matériaux dans tous leurs états, physiques et formels : le lecteur passe de texte en texte, chacun a un titre, est-ce un chapitre ou une nouvelle ? Nous ne comprendrons pleinement qu’en lisant le dernier, qui permet de saisir pleinement ce qui s’est créé sous nos yeux, dans une genèse plastique. Le livre est à l’image de ces sphères numériques qu’Hélène tient à la main, dans « Boules à neige » : chacune est une planète animée, reproduisant les continents, les saisons, les flux et l’histoire, la fuite et la chute, la conquête et l’exil, dont elle agit, successivement depuis le La Terre, la Lune ou Mars — qu’il faudra également quitter. L’humanité a exploité et vidé toutes les sphères, jusqu’à la mort. Face à leur professeur, les élèves sont par nécessité « des nomades interstellaires, nés dans l’espace, détachés de tout », condamnés à l’errance – « l’exil n’est pas un choix. Dans le meilleur des cas, c’est une alternative à la mort immédiate.

Ses élèves sont nés sur le navire du Grand Départ, ils ont observé avec un intérêt minutieux ce qui marquait pour eux le début de leur histoire. La seule aventure humaine encore d’actualité.
Les sondes Starshot avaient mis dix ans à transmettre les que les Navigateurs attendaient pour définir leur cap. Dix petites années durant lesquelles l’assemblage du navire avait été finalisé au d’efforts désespérés. Les usines lunaires avaient fourni l’incroyable masse d’hélium nécessaire aux propulseurs à plasma, laissant le sous-sol exsangue et les hommes épuisés. Sur Mars, la troisième période avait commencé, marquée par des tempêtes de plus en plus violentes et des problèmes électriques d’ampleur critique. Ce qu’on ne pouvait pas observer dans l’animation de leurs manumériques puisqu’ils avaient été conçus bien avant les chutes, dans le but d’attirer la main d’œuvre et l’espoir nécessaires vers Mars et la Lune, alors que la Terre s’étouffait sur elle-même et réagissait avec la plus grande violence. aux tentatives de réajustement que nous essayions de mettre en place. Le vol des sondes, avait établi l’Embarqué, avait été la dernière opportunité de survie de l’espèce.
Lors des dernières émeutes, au centre de l’Europe où s’étaient rassemblés les survivants, il y eut de nombreuses scènes de violence sauvage et désolation. Helen n’était pas fan de la méthode directe. Elle n’a pas projeté au cinéma les films témoins qui, selon elle, ne traduisaient que la peur, l’horreur et la haine viscérale du vivant envers lui-même. Comme toutes les archives du génocide. Mais elle montrait toujours, à la fin du premier cycle, un court métrage réalisé sur pellicule qui suivait un groupe d’enfants et d’adolescents livrés à eux-mêmes dans les ruines d’un immeuble d’Oxford.

Et Céline Minard, héritière de Baudelaire, de rejouer le spleen non plus de Paris mais de l’humanité, de raconter « Le jouet du pauvre » d’une humanité désarticulée, à laquelle ne restent que des boîtes de conserve. Il propose le poème en prose d’un monde plein de reflets incertains et d’images qui ont perdu leurs référents. LE Plasma du titre annoncent aussi ces pixels, l’histoire d’une humanité qui s’est condamnée à la dérive. Les sphères avec lesquelles jouent les adolescents d’Oxford, celles que tient Helen, sont le résumé d’une odyssée spatiale aux allures de déroute. Céline Minard nous offre, en quelque sorte, le pendant romantique de l’épopée philosophique de Peter Sloterdijk, de son Sphère, Bulles, Globes Et Écume. Mais pas de trilogie , une condensation extrême, une miniaturisation, il ne reste que des fragments d’une épopée mal orientée par le culte de la technologie et du progrès qui détruit, des fragments à la mesure du nécessaire « Grand Départ » de l’homme qui a épuisé sa planète nourricière et de ceux qui pourraient , pendant un certain temps, lui ont servi de substitut. La romancière parvient à exprimer l’Anthropocène et à renverser son récit dans un paragraphe d’autant plus cinglant qu’il n’est jamais militant, engagé parce qu’il nous situe différemment face à notre histoire.

Chaque fragment (plus qu’un chapitre ou une nouvelle) du livre apparaît donc comme un monde possible, le dernier venant relier le tout. Plasma se situe dans l’interstice potentiel de la poésie et de la science, de la technique et de l’onirisme, elle est la fiction de la science et la science de la fiction. Cette dystopie n’est même pas spéculative, elle est plutôt extra-terrestre, non pas comme on parlerait de SF mais parce que l’avenir des humains est dans cet exil à Gaia. Mais Plasma C’est aussi ce qui reste dans ce chaos : l’humain survivant impossible à cloner pour les Bjorg – ils échappent au vertige du vide, à la peur et au « degré d’absence » des trapézistes -, le vivant qui renaît toujours, refait surface même quand l’humain (cet animal nu) s’efface, le pouvoir de la Parole de dire l’inexorable et, nous plongeant dans les terrains incertains d’un après, sa pertinence pour nous déshabituer, nous situer autrement, reformuler nos imaginaires pour retrouver la vue : « On s’habitue à l’aberration si elle ressemble à ce qu’on a toujours connu » mais c’est tout ce que refuse Céline Minard : l’habitude, la routine. Toute son œuvre est dans le décentrement constant des tropismes qui l’animent.

Ici Plasmodes, Groomes et Bjorgs, des mots qui démontent nos lexiques, une nouvelle grammaire à la mesure de l’incroyable raconté, entre « archaïsme », « retour fulgurant de l’évidence » et « pressentiment de perte ». Pour voir autrement, ou pour voir autrement, nous avons besoin de cette Parole, singulièrement familière dans sa radicale étrangeté. De la SF, Minard ne retient que la puissance poétique de la défamiliarisation, ce que Fredric Jameson appelle un archéologie du futur, « une « méthode » structurellement unique d’appréhender le présent comme histoire ». Les référents de toute histoire (époque, lieu et personnages) flottent comme Galván, Rodric et Léna dans le texte d’introduction. Ils sont hors de commun et en ce sens nos contemporains. L’histoire est une expérience extra-temporelle et extra-terrestre, un jeu entre spéculation et représentation pour nous extraire de l’aveuglement de l’ici et maintenant. L’humanité que nous connaissons est étudiée comme une possibilité du passé, légendaire :

Rhif « assistait à des conférences où certains de ses congénères, encore à moitié larves, profitaient d’une imagerie mentale complète liée aux temps mythiques. Selon eux, avant les grandes Corrections, les Anciens Ancêtres rampaient au-delà de la surface. Leurs queues étaient fendues en deux jusqu’au milieu de leur corps, et ils se tenaient sur ces deux sections chancelantes, essayant de garder leur tête alignée avec la colonne vertébrale. Leurs mains n’étaient pas palmées, leur peau était rugueuse, ils avaient des algues au-dessus des yeux et sur le front, leur entrejambe était étrangement ouvert ou enflé, ils étaient mous. Très faibles, réticents à survivre, ils s’accrochaient néanmoins à une culture exosomatique aux dimensions inimaginables. Leurs grappes étaient immenses et couvraient largement les étendues désertiques. Ils ne les ont jamais quittés. La maturité ne les a pas atteints. La politesse n’était pas le régime politique commun, ils n’en avaient pas. Leur fragilité était compensée par une fertilité proliférante, car chez toutes les espèces mal armées, ils corrigeaient les pertes par une reproduction massive. »

C’est alors qu’émerge un avatar tardif d’Ursula Le Guin, La Kuīn (reine du récit, analogon de la Fable), capable de tout raconter à la foule, un reine qui ne cherche pas à convaincre (« ce temps est révolu ») mais transmet ses images mentales qui sont autant des taches d’espoirde plasmas. A la fois sédiments et archives d’une « Antiquité tardive » (qui est notre futur immédiat), variations sur des mondes nouveaux potentiels qui ne tournent pas « autour d’un seul axe mais de plusieurs », poésie sublime du pire comme du meilleur, Plasma est peut-être entièrement contenue dans une observation de Hagop face au « puzzle immense » des lacs asphaltés de la Brea : ils forment « une mémoire fragmentée mais complète, exhaustive, qu’il a fallu recomposer », « tout était là, parfaitement conservé, en désordre, mélangé mais présent ».

Céline Minard, PlasmaPoche Rivages, octobre 2023, 172 p., 8,50 €
Grand Prix de l’Imaginaire 2022

Cet article est paru pour la première fois lors de la sortie du livre en grand format

 
For Latest Updates Follow us on Google News
 

PREV Geoff Dyer, des fins insatiables – Libération
NEXT Auteur de deux livres à 19 ans, Louis Lefèvre utilise les mots pour guérir