Né en 1988, Mokhtar Amoudi a publié son premier roman, « Les Conditions idéales », en août dernier. Autobiographique, le livre raconte l’enfance et l’adolescence de Skander, un enfant de banlieue placé par l’Aide à l’enfance dans des familles d’accueil. Sombre mais drôle, ce roman d’initiation traite notamment du rapport à l’autorité et à l’argent en banlieue. Éminemment sympathique, celui qui vient de remporter le prix Goncourt des prisonniers a travaillé jusqu’en septembre à la Caisse des dépôts et consignations où il est entré après des études de droit. Observateur des relations sociales, il les décrit sans banalités, crûment, avec humour. Nous ne voulions pas terminer l’année sans en savoir plus sur son extraordinaire parcours d’auteur et de lecteur.
ELLE. Enfant, étiez-vous un grand lecteur, comme votre héros ?
Mokhtar Amoudi. Je n’aime pas ce mot, mais j’étais un petit singe intelligent. Je lisais des dictionnaires et dévorais les journaux. Puis, comme le héros, j’ai entamé un déclin dès le collège. Hormis l’histoire, discipline dans laquelle j’excellais, je tombais dans toutes les matières. Je filais mal, mais je gardais en tête que je devais passer mon baccalauréat.
ELLE. Vous souvenez-vous d’une première lecture mémorable ?
MON J’ai lu « Guerre et Paix » quand j’avais 22 ans. Je traversais de grandes difficultés, j’avais très peu d’argent et ce roman m’a transformé. La lecture est devenue fondamentale. Après, j’ai eu le choc de « Lost Illusions », puis les chocs de « Crime and Punishment » et « Journey to the End of the Night ». Avez-vous vu le film de Xavier Giannoli, une adaptation des « Illusions perdues » ? Un chef-d’œuvre, n’est-ce pas ? L’envie d’écrire m’est aussi venue parce que je vivais les mêmes expériences que les héros de ces livres. Le monde m’a rejeté, la ville est restée sourde à mes demandes. Durant toutes ces années, j’ai eu un partenaire de lecture, quelqu’un avec qui je pouvais en discuter, c’est indispensable. C’était mon meilleur ami, nous sommes allés à la faculté de droit ensemble. Avec lui, je me suis promené dans le centre de Paris, ce qui n’était pas rien puisque je venais du Val-de-Marne.
C’était un rêve et un choc
ELLE. Lisez-vous des genres littéraires autres que la fiction ?
MON Oui, l’économie politique et la sociologie. Récemment, j’ai acheté un livre en anglais sur Lazard Frères Banque. L’histoire de cette banque et celle de ceux qui y travaillent me fascinent. J’aime la prosopographie – je crois que c’est comme ça qu’on l’appelle : l’étude des personnes qui composent un environnement social ou professionnel.
ELLE. Quand avez-vous décidé d’écrire ?
MON Il y a une dizaine d’années. L’écriture me semblait être la chose la plus importante et j’avais envie d’en faire partie. Dans mon cercle d’amis, j’avais la réputation d’être écrivain. J’aime cette phrase : « Il y a des rappeurs sans albums, des imams sans mosquées », j’étais l’écrivain sans livres. Mais écrire m’a éloigné de la vie sérieuse : j’avais besoin de temps pour écrire un roman, d’autant plus que je venais du bas. Alors, j’ai renoncé à payer mon travail. J’ai fait des petits boulots, je gagnais un peu d’argent, mais très vite je me suis endetté, et ces dettes m’obsédaient. C’est un pari que j’ai fait. Je n’envisageais pas d’être écrivain à 18 ans. À cet âge-là, je rêvais d’être boulevard Saint-Germain en costume-cravate.
ELLE. Pourquoi avez-vous envoyé votre roman à Gallimard ?
MON Un jour, dans un café de la place de la Madeleine, au moment où j’avais besoin d’espoir, je racontais à un ami ma vie et mon travail, ce que je fais très bien. Karina Hocine, la secrétaire générale des éditions Gallimard, était assise à la table voisine et m’écoutait tranquillement. Je ne savais pas qui elle était. En partant, elle m’a donné sa carte et m’a dit : « Peut-être nous envoyer votre livre ? » J’ai envoyé mon texto à Gallimard et, quelques temps plus tard, Karina Hocine m’a appelé. Elle m’a expliqué le fonctionnement du comité de lecture. Le manuscrit était passé par plusieurs étapes, il lui fallait maintenant le lire et l’aimer. J’avais l’impression qu’elle voulait que ça lui plaise. C’était un rêve et un choc. Un choc positif.
La solitude ne me fait pas peur, j’y suis, j’y suis habituée
ELLE. Lisez-vous vos contemporains ?
MON Pas vraiment. Je suis un amateur de journaux intimes et je lis actuellement le deuxième tome du « Journal de guerre » de Paul Morand (Gallimard) qui vient de paraître et qui couvre les années 1943-1945. Tu sais ce qui est heureux ? Morand est devenu pauvre ! Il reste violemment antisémite toute sa vie, mais maintenant toute la collaboration est en désordre et il est très pauvre. Il souffre enfin. C’est bien. J’avais lu « Journal inutile » et « Journal d’un attaché d’ambassade ». Morand était un excellent chroniqueur, mais je n’étais pas capable de lire le « War Journal ». 1939-1943 » : le voir s’enfoncer si profondément dans la collaboration ne m’a pas séduit.
ELLE. Qu’avez-vous lu d’autre récemment ?
MON. J’ai relu « L’Argent » de Zola. C’est le plus grand des romans économiques. J’aimerais aborder Proust, mais j’ai besoin de temps pour cela. J’ai commencé « Jean Santeuil » et je me suis identifié à Proust, seul dans sa chambre. Je connais ce côté sacrificiel de l’écriture. J’aime Balzac et parfois je vais au musée Balzac à Paris, comme pour y réfléchir. J’aime aussi la correspondance de Karl Marx. D’ailleurs, j’ai glissé dans mon livre une citation de Marx : la bourgeoisie a fait en sorte qu’« aucun autre lien ne subsiste, entre l’homme et l’homme, que l’intérêt froid, les dures exigences du paiement en espèces ». Cela me rappelle le voyage que font Rubempré et Raskolnikov dans une grande ville. J’aurais eu ma place à leurs côtés au XIXème siècle. A la fin du film « Illusions perdues », j’ai crié au cinéma : « Lucien, je t’aime ! »
ELLE. Lucien de Rubempré n’a pas que des bons côtés…
MON C’est vrai, mais il est seul et ils le rendent malheureux.
ELLE. Vous n’êtes plus seul, vous…
MA Ah oui, je le suis et j’en ai eu conscience très jeune. J’ai des amis dont je suis très proche, mais je n’ai plus de parents. Ça ne me fait pas peur, je suis dedans, j’y suis habitué. En vous parlant de cette solitude, je pense aux raisons pour lesquelles j’écris : je respecte l’objet livre.
ELLE. Quel sera le thème de votre prochain roman ?
MON Je pense que j’ai atteint mon époque et j’ai des choses à dire à leur sujet. Mon premier livre s’est déroulé en banlieue, celui-ci se déroulera à Paris. J’aime la rencontre des contraires, quand un monde en rencontre un autre. En moi, il y a un anarchiste et un républicain, un procureur et un avocat, un arabe et un blanc, un laïc et un musulman. Il y a des défauts, et c’est là qu’il faut aller pour écrire.
« Conditions idéales », de Mokhtar Amoudi (Gallimard, 256 p.).